Au ralenti

par Pascale girardin
photos par Stephany Hildebrand

 

L’hiver, Montréal est ensevelie sous un épais manteau blanc pendant six mois.

Pour y survivre, il faut savoir l’accueillir. Ceux qui n’y sont pas habitués ont l’impression de traverser une saison inanimée, mais c’est en s’attardant à des détails du paysage qu’on remarque que la vie continue : les herbes sèches des champs qui pointent à travers la neige sont toujours bien enracinées et attendent le printemps pour verdir de nouveau, et les bulles qui apparaissent sous la fine couche de glace formée à la surface d’un étang nous laissent croire que des poissons y nagent malgré le froid.

De nos jours, l’activité est un état permanent. Mais pour ce numéro, nous proposons de freiner notre rythme de productivité et de célébrer la dormance, cette idée que les choses, même au ralenti, se poursuivent, sans intervention de notre part.

En prenant pour exemple le moment de recul qui s’impose au céramiste pendant le processus de séchage, nous explorons l’arrêt temporaire que l’esprit doit s’accorder afin de réaliser son plein potentiel dans « Le cours des choses ». Aussi dans ce numéro : un aperçu du mode d’emploi pour ne rien faire écrit par Yoko Ono et une leçon sur l’étonnant pouvoir des composantes invisibles du terroir sur le goût du vin.

« Drift » est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.

Venez flâner avec moi. Venez flâner avec moi.

 

Pascale Girardin

Nous proposons de freiner notre rythme de productivité et de célébrer la dormance, cette idée que les choses, même au ralenti, se poursuivent, sans intervention de notre part.


Pascale
Le cours des choses

par pascale Girardin
Photos par Stephany Hildebrand
L’art du laisser-faire.

La céramique est un apprentissage de la patience. L’argile a besoin de temps pour sécher. Il faut une heure pour que sèche un pétale de fleur en porcelaine et plusieurs mois pour un banc aux parois épaisses.

Dans le séchage, une pièce perd environ 10 % de sa volumétrie. Une céramique de 100 centimètres de long, par exemple, rétrécit d’au moins 10 centimètres. Nous tenons compte de ce phénomène naturel trop lent pour être perçu et afin d’empêcher l’adhérence de l’objet à la planche de bois, nous posons une toile de coton entre le bois et la terre. Ceci permet à la pièce de glisser doucement vers son centre.

Cette propriété de l’argile présente une analogie avec d’autres cycles de vie. Il m’a fallu une dizaine d’années pour prendre conscience de mon cycle de production comme peintre : six mois de travail, puis 18 mois sans création. Si je n’avais pas pris le temps de reconnaître cette tendance, j’aurais facilement pu me comparer à d’autres artistes plus productifs et abandonner cet art. J’ai choisi à la place d’apprivoiser la patience.

J’ai profité des périodes d’accalmie pour voyager, visiter des amis, suivre des cours. J’avais l’impression que les idées ne naissaient qu’au moment même d’être prêtes à concrétiser. Une nouvelle série de tableaux voyait alors le jour, marquant une rupture avec la précédente.

J’ai ainsi appris à accepter ces répits. Comme le séchage de l’argile, ils facilitent notre transition presque imperceptible vers un nouvel équilibre.

L’éloge de l’oisiveté

par pascale girardin
Photos par stephany hildebrand

Coup d’œil sur le mode d’emploi pour ne rien faire de Yoko Ono.

Le concept de dormance qui a inspiré ce numéro s’exprime notamment dans l’idée selon laquelle le « processus » est à la fois le moyen d’arriver à une fin et la foi en soi. L’un des livres les plus merveilleux et éclairants sur cette notion est Grapefruit: A Book of Instructions and Drawings écrit par Yoko Ono.

Elle y propose de nombreuses directives pour créer des œuvres d’art. Certaines sont faciles à mettre en pratique :

Shadow Piece
 
Put your shadows together until
they become one.

1963

 

Quelques-unes sont plus complexes :

Tape Piece I

Take the sound of the stone aging.

1963 autumn/

 

 

Et d’autres sont un peu des deux :

Stone Piece

Find a stone that is your size or weight.
Crack it until it becomes a fine powder.
Dispose of it in the river. (a)
Send small amounts to your friends. (b)
Do not tell anybody what you did.
Do not explain about the powder to the
friends to whom you send.

1963 winter

 

J’aime cet ouvrage parce que les instructions n’entraînent aucun aboutissement précis. Les actions décrites ne mènent nulle part et ne produisent rien. Leur but est plutôt de découvrir des expériences dont seul l’auteur peut se réjouir.

When people ask me what the most important thing is in life, I answer: ‘Just breathe.’


Yoko Ono
L’empreinte du terroir

par Pascale Girardin
livre gracieuseté de la famille grivot
À la découverte du vin en Bourgogne.

J’ai rencontré les vinificateurs français Étienne et Marielle Grivot à l’occasion d’une fête dans un chalet à Estérel au Québec il y a sept ans. Apprenant que je serais à Paris plus tard dans l’année pour superviser l’installation d’une œuvre dans le grand magasin Printemps, ils ont insisté pour que je les visite à leur domaine en Bourgogne.

Le couple m’a accueillie chaleureusement, puis m’a invitée à m’asseoir à la table de cuisine. J’éprouvais une certaine nervosité, car même si j’avais développé un goût pour le bon vin, j’étais loin d’être une connaisseuse.

Juste avant d’entamer le copieux plat de canard confit, Étienne a ouvert une bouteille et m’a versé un verre. Dès la première gorgée, je me suis sentie transportée ailleurs. Mais lorsqu’ils m’ont demandé mon avis sur le vin, j’ai timidement répondu que mon vocabulaire vinicole n’était pas assez riche pour m’exprimer. « Chacun a ses propres mots, a dit Étienne. Décris-nous ce que tu as senti. »

Je me suis donc lancée en expliquant que je m’étais sentie bercée par des chants grégoriens dont la douce harmonie était aussi enveloppante qu’un voile de soie, et que j’avais senti ses notes boisées et son capiteux parfum d’encens. À la fin de ma description, ils m’ont regardée en silence, puis Marielle s’est exclamé : « Elle a un bon nez! »

 

Ils m’ont raconté que les pierres utilisées dans la construction des églises gothiques de la région provenaient du sol dans lequel poussent les vignes, et que les bancs étaient fait du même chêne qu’on utilise dans la confection des fûts. Telle était l’essence même du terroir – les éléments d’une région qui s’unissent pour influencer l’arôme des raisins.

« Tout ce que tu as décrit se trouve dans ce vin », m’a assuré Étienne.

Appuyer sur pause

par pascale girardin
photos par stephany hildebrand
Une invitation au farniente.

À l’image de l’ouvrage Grapefruit de Yoko Ono (voir « L’éloge de l’oisiveté »), j’ai conçu il y a dix ans une série d’autocollants représentant des parenthèses vides. Mon but était de célébrer « rien ».

J’étais fort occupée à cette époque : je suivais des cours, je réalisais divers projets et je travaillais à attirer l’attention sur mes activités. L’Internet était encore nouveau, mais nous avions compris que l’autopromotion et la publicité en ligne étaient cruciales au succès. J’avais aussi déjà saisi que l’usage du web pouvait devenir malsain si on n’en décrochait pas périodiquement. J’avais besoin d’un temps de recul.

Mon projet s’inspirait du bouddhisme zen qui nous appelle à nous détacher des notions d’action et l’inaction, de sens et de non-sens. À défaut d’avoir d’autres mots, nous utilisons le terme « rien » pour désigner cet espace. Mais en fait, « ne rien faire » signifie « ne faire aucune chose ». Par la méditation, on recherche l’équilibre à partir de cette forme de vide.

J’ai alors eu l’idée de lancer un défi à mes connaissances artistes : par le biais de la blogosphère en plein essor, je les ai invitées à célébrer avec moi « rien ». J’ai reçu très peu de réactions (à moins qu’on interprète ce silence comme la réussite du défi). À vrai dire, seule une personne a répondu à l’appel. Un ami danseur est monté au sommet du mont Royal à Montréal et a dansé pour… aucune raison.

J’avais aussi déjà saisi que l’usage du web pouvait devenir malsain si on n’en décrochait pas périodiquement. J’avais besoin d’un temps de recul.


Pascale