D’hier à aujourd’hui

par Pascale Girardin
illustration par pascale girardin
Dans mes questionnements pour trouver le thème de ce numéro, je me suis mise à réfléchir sur le Mois de l’histoire des Noirs. J’ai eu l’idée de demander à des amis artistes de la communauté noire de Montréal de me raconter des épisodes de l’histoire qui revêtent un sens particulier pour eux.

J’avais l’intention de publier les entrevues réalisées dans Drift tout au long de l’année. Après tout, pourquoi se limiter à un seul mois?

Mais des pensées déroutantes ne cessaient de surgir dans mon esprit : « Pourquoi ce sujet m’intéresse-t-il ? Puis-je me joindre à la discussion du fait que je suis blanche ? » Je remettais en question ma place dans cette conversation et je doutais de ma démarche.

Suivant les conseils d’un ami particulièrement ferré sur le sujet de l’histoire des Noirs, j’ai décidé de diriger mon regard sur une facette de l’histoire qui nous concerne tous – la construction sociale. En effet, le discours dominant que notre culture occidentale et majoritairement blanche transmet a pour effet de créer une version unilatérale qui occulte la profusion de récits riches et complexes de notre humanité. Je crois ainsi que pour mieux se comprendre les uns les autres, il faut accueillir la multiplicité de voix et de perspectives. Cette ouverture est essentielle, car aujourd’hui comme hier, nous participons à l’élaboration de l’histoire.

Dans ce numéro, nous explorons d’abord l’histoire par le biais de la généalogie, puis sous le prisme du jazz, l’un de mes genres musicaux préférés et un incontournable dans mes échanges avec ceux qui y ont collaboré.

Dans Le Harlem du Nord, le DJ Andy Williams nous rappelle l’âge d’or du jazz à Montréal entre les deux grandes guerres; Des racines à la cime propose une prise de conscience sur la multitude de vies qui ont façonné la nôtre; dans Voir autrement, nous découvrons l’œuvre de Jennie C. Jones qui utilise de façon inopinée le minimalisme pour nous confronter à l’absence des artistes afro-américains de l’art moderniste.

« Drift » est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.

 

Venez flâner avec moi.

 

Pascale Girardin

Le Harlem du Nord

par pascale Girardin
photo par Saad Al-Hakkak
Le DJ Andy Williams revient sur la période où Montréal vivait à l’heure du jazz.

DJ, animateur de radio et promoteur, Andy Williams est bien connu sur la scène musicale montréalaise. De 2002 à 2017, le cofondateur de The Goods Sound System et son partenaire Scott Clyke tenaient tous les mois des soirées à la Sala Rossa et y ont attiré certains des meilleurs DJ du monde. Williams a grandi au Royaume-Uni mais aussi à New York, à Toronto et en Jamaïque, le pays de sa mère. Influencés par le gospel autant que l’électro, ses goûts reflètent la diversité de ses racines.

J’ai demandé à Williams de collaborer à ce numéro de Drift sur l’histoire. Il m’a suggéré un article qu’il a écrit sur l’époque de l’entre-deux-guerres où Montréal, alors baptisée le Harlem du Nord, était un terreau fertile pour le jazz grâce à l’arrivée d’immigrants noirs de la Nouvelle-Écosse, des États-Unis et des Caraïbes et de leurs influences musicales.

« Quand je travaillais comme coordonnateur scolaire au sein de la communauté principalement noire de la Petite-Bourgogne, le berceau du jazz à Montréal, j’ai rencontré de nombreux anciens combattants qui ont piqué ma curiosité au sujet de l’histoire du quartier », raconte Williams. Son texte pose un regard fascinant sur l’essor fulgurant du jazz dans la Petite-Bourgogne; sur les gens remarquables qui ont joué un rôle clé dans l’épanouissement des talents internationaux comme le pianiste Oscar Peterson, la danseuse de claquettes Ethel Bruneau et le guitariste Nelson Symmond, ainsi que sur les changements qui ont mis fin à cette ère parfois oubliée.

 

Lire l'article ici. Version anglaise seulement.

Montréal, alors baptisée le Harlem du Nord, était un terreau fertile pour le jazz grâce à l’arrivée d’immigrants noirs de la Nouvelle-Écosse, des États-Unis et des Caraïbes et de leurs influences musicales.


Andy Williams
Des racines à la cime

par pascale girardin
photos par michel dubreuil
La sculpture Ceci n’est pas un arbre expose la généalogie dans toute sa complexité.

En 2011, on m’a invitée, avec neuf autres artistes des Amériques, à créer une sculpture extérieure sous le thème de l’héritage pour le Symposium international d’art in situ. Chaque artiste disposait d’un site le long des sentiers de quatre kilomètres des Jardins du Précambrien à Val-David, Québec. Le mien consistait en un énorme bloc glaciaire.

J’ai décidé de recouvrir le rocher d’une structure généalogique de filiations cognatiques. Contrairement au modèle agnatique – soit l’arbre généalogique habituel qui retrace les lignées paternelles – le modèle cognatique retrace l’origine des pères ainsi que celle des mères. (Imaginez un schéma de réseau avec vous au centre et vos ancêtres disposés radialement dans toutes les directions.)

On imagine tous les espoirs, les amours, les succès et les malheurs de ces milliers de vie; que d’histoires à raconter!


Pascale

Pendant plus de deux semaines, mon équipe et moi avons construit l’œuvre intitulée Ceci n’est pas un arbre avec de petits disques en céramique émaillée grise pour représenter les femmes et blanche pour représenter les hommes. Reliés par des fils métalliques, ils cascadaient sur la paroi à partir d’un disque central, noyau de la sculpture, au sommet du rocher. Au total, 2 048 disques ont été utilisés pour illustrer le nombre de personnes qui, en 10 générations, ont participé à la création d’un être.

En observant les innombrables rondelles d’argile, on se rend compte de l’envergure de nos origines. On imagine tous les espoirs, les amours, les succès et les malheurs de ces milliers de vie; que d’histoires à raconter!

De tous les commentaires reçus sur la sculpture, je retiens particulièrement celui d’une amie adoptée à un jeune âge, qui n’a pas connu ses parents biologiques. Elle m’avait confié qu’elle ressentait une forme de vide pour cette raison, mais qu’elle avait trouvé du réconfort en constatant le nombre réel de vies qui avaient formé la sienne.

Voir autrement

par pascale girardin
Jennie C. Jones: Compilation
Contemporary Arts Museum Houston, 2015-16
Photo: Paul Hester
Artwork © Jennie C. Jones, courtesy of Sikkema Jenkins & Co., New York.
Minimalisme et réflexion sur le jazz expérimental et son empreinte par Jennie C. Jones.

L’une des artistes les plus captivantes qui travaillent à revisiter notre perspective de l’histoire est selon moi Jennie C. Jones. La New-Yorkaise exploite le langage de l’art conceptuel – un courant surtout masculin et blanc – pour remettre en question l’appropriation du jazz par les universitaires au fil du temps et son exclusion des arts visuels contemporains. Astucieuses et intrigantes, ses œuvres sont à la fois minimalistes et sobres dans leur forme et complexes et engagées dans leur portée.

Ses pièces audiovisuelles comprennent des peintures abstraites sur panneaux acoustiques, des sculptures à partir de câbles antibruit d’instruments et des clips musicaux par superposition sonore. Le plus émouvant de ceux-ci est sans doute What a Little Moonlight (2007), où elle reprend une seule note du concert de Billie Holiday au festival de jazz de Newport en 1957 dans une complainte envoûtante, presque hypnotique, pour rendre hommage à la chanteuse 50 ans après cette toute dernière prestation.

Le minimalisme a une certaine nature poétique, en ce sens qu’il touche l’équilibre entre le vide et le plein… Le prolongement d’une note unique pouvait mettre en contraste la légèreté et la profondeur. L’abondance de détails ne rend pas nécessairement une œuvre plus enrichissante pour moi.


Jennie C. Jones

« Le minimalisme a une certaine nature poétique, en ce sens qu’il touche l’équilibre entre le vide et le plein… Le prolongement d’une note unique pouvait mettre en contraste la légèreté et la profondeur. L’abondance de détails ne rend pas nécessairement une œuvre plus enrichissante pour moi », a confié Jones au Huffington Post.

Jones a expliqué comme suit son désir d’utiliser le modernisme pour se pencher sur la musique afro-américaine et son histoire : « L’un n’est pas incompatible avec l’autre, à mon avis. À travers mes œuvres, je veux mettre en lumière les parallèles entre la musique noire du milieu du siècle (et après) et les principaux courants en « ismes » dans les arts visuels. Mon travail invite en outre à élargir le discours. »

Les pièces de Jennie C. Jones vont bien au-delà des apparences. Caractérisées par la retenue, elles demandent d’ouvrir grand les yeux et de tendre l’oreille.

Donner la mesure

par pascale girardin
photos par stephany hildebrand
Discussion avec Malika Tirolien sur Montréal comme ville de jazz moderne.

Le jazz à Montréal est naturellement associé au Festival de jazz international de Montréal (28 juin au 7 juillet). L’événement qui en est à sa 38e édition a évolué au fil des ans et accueille maintenant plus de 3 000 artistes de 30 pays qui offrent un vaste éventail de styles musicaux. Une invitée régulière, la talentueuse Malika Tirolien demeure cependant fidèle au mandat initial du festival. La chanteuse et compositrice montréalaise d’origine guadeloupéenne connaît du succès comme soliste, ainsi qu’au sein du collectif d’improvisation musicale Kalmunity Vibe et du groupe new-yorkais Snarky Puppy et de son projet parallèle, Bokanté, qui signifie « échange » en créole. Inspirée par la musique des Antilles françaises et le jazz traditionnel, elle nous parle du jazz moderne montréalais d’aujourd’hui et de demain.

J’aime la diversité musicale à Montréal. Elle reflète la diversité de ses gens. La musique provient de tellement de cultures qu’il devient difficile de les séparer.


Malika
Pascale Girardin: Dans un entretien avec Andy Williams du duo The Goods Sound System, j’ai appris récemment l’histoire de la Petite-Bourgogne en tant que quartier central où a émergé le jazz à Montréal. Je me demande si vous connaissez ce volet de l’histoire montréalaise et comment son héritage se manifeste dans la culture du jazz actuelle?

 

Malika Tirolien: Un de mes meilleurs amis m’a parlé de la Petite-Bourgogne dernièrement en fait, et c’est en effet dans ce quartier que le jazz a pris naissance et connu ses heures de gloire à Montréal, entre les années 1920 et 1950. J’ai su qu’il y avait un club particulier appelé Rockhead’s Paradise, détenu et fondé par Rufus Rockhead, qui était une véritable institution à l’époque.

L’héritage de cette période est colossal. Elle a façonné le jazz à Montréal jusqu’à aujourd’hui. C’est la Petite-Bourgogne qui a inspiré des gens comme Rouè-Doudou Boicel, propriétaire du Rising Sun Jazz Club à qui l’on doit le premier festival de jazz de Montréal (le Festijazz) à la fin des années 1970, et Charles Biddle, promoteur qui a aussi lancé des festivals de jazz au début des années 1980, à redonner au genre toute sa place dans la ville. Le Festival de jazz de Montréal et les clubs de jazz qu’on connaît en doivent beaucoup à l’œuvre de ces pionniers.


PG: Qu’aimez-vous de Montréal comme port d’attache pour les artistes?

 

MT: J’aime la diversité musicale à Montréal. Elle reflète la diversité de ses gens. La musique provient de tellement de cultures qu’il devient difficile de les séparer. Je fais partie de Kalmunity Vibe Collective, le plus grand collectif d’artistes au Canada. Le groupe célèbre 15 ans d’improvisation musicale à Montréal grâce à ses rendez-vous hebdomadaires au Petit Campus et au Café Résonance (mon club de jazz montréalais préféré qui offre un menu végétalien).


PG: Comment compareriez-vous la scène du jazz moderne montréalaise à celles d’autres villes?

 

MT: C’est une scène très fertile, mais avec une atmosphère très détendue comparativement à Paris ou à New York par exemple, où l’agitation est incessante. Ma seule déception par rapport à Montréal est le fait que son immense communauté de musiciens, des talents de tout horizon, ne soit pas représentée équitablement dans les médias traditionnels. Montréal et le Québec dans son ensemble devraient reconnaître cette diversité dans toutes les sphères et donner à tous les artistes québécois la place qui leur revient.

 

PG: Qu’espérez-vous pour le futur du jazz à Montréal?

 

MT: J’aimerais qu’il soit représenté par des gens de différentes cultures. Je veux entendre plus de jazz caribéen, de latin jazz, de jazz éthiopien, de jazz hip hop, etc. J’aimerais aussi que de nouveaux clubs ouvrent et que Montréal connaisse un nouvel âge d’or du jazz!

 

Malika
kalmunity
Café resonance
Snarky puppy