N° 7
Créativité
Mars 2019
par pascale girardin image par Geneviève Lebleu Regardez la vidéo ici
Au cours de ma carrière consacrée à la création d’œuvres d’art dans des environnements d’exception créés par de grands esprits de l’architecture, de la construction, de l’hôtellerie, de la restauration et du commerce, des relations marquantes se sont développées et ont pris racine.
Bien que nos origines soient diverses, notre désir de créer des espaces hors de l’ordinaire est tout à fait semblable. Et devant l’émotion que crée la beauté, l’émerveillement qu’entraîne le savoir-faire et le dynamisme qu’entraîne l’inattendu, nous sommes unis.
Récemment, dans le cadre d’un forum d’Adopt Inc. et du Fonds de recherche québécois sur le lien qui prévaut entre l’expression artistique et l’esprit d’entreprise, j’ai discouru de ces collaborations professionnelles. Des rassemblements comme celui-ci, et comme la conférence d’affaires C2 Montréal — désormais mondialement reconnue — prouve combien la créativité n’est pas l’apanage exclusif des artistes. Les entreprises évoluent au rythme des développements numériques et la pensée créative est devenue essentielle. Il en va de même pour tout ce qui touche au bien-être personnel. Nous constatons aussi à quel point l’impulsion de créer suscite un regain d’intérêt pour les arts tactiles : cercles de tricot, clubs de poterie, ateliers de dessin. Ces regroupements informels nourrissent la dualité de nos besoins de connexion et… de déconnexion. Les mains boueuses n’ont effectivement pas leur pareil pour embrouiller les textos.
Dans ce numéro, je partage les fruits de mes sources de créativité, soit mes formules de glaçures auxquelles j’accorde une part de liberté (La recherche de l’imprévu) ; les projets personnels des créateurs avec qui je partage mon studio (Carrefours) ; le travail des artistes qui réinventent la mythique céramique Talavera (Il était une fois Puebla) ; et quelques-uns des balados qui m’inspirent (La renaissance de la radio).
Drift — dérive, en français — s’inscrit comme un médium qui me permet de cristalliser des idées claires et fécondes à partir de pensées a priori vagabondes. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est mon mantra, au quotidien.
Je vous invite à dériver avec moi !
Pascale Girardin
Bien que nos origines soient diverses, notre désir de créer des espaces hors de l’ordinaire est tout à fait semblable.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Les glaçures nous enseignent les limites du pouvoir des formules.
Chaque fois que la porte du four s’entrouvre, je prends une grande inspiration. Mes pièces peuvent avoir solidement résisté aux 1200 degrés qui les ont éprouvées — ainsi qu’à une myriade d’autres variables climatiques, chimiques et environnementales — mais inversement, les résultats peuvent s’avérer décevants. Rien n’est plus imprévisible que la cuisson d’une glaçure.
La composition d’une glaçure est principalement constituée de quatre matières minérales : la silice, qui produit le revêtement vitreux ; l’argile, qui assure une bonne adhésion à la pièce en céramique ; un oxyde fondant, qui fait baisser le point de fusion des composantes ; et puis les métaux et les oxydes colorants, qui se combinent pour engendrer des variations de couleur, d’opacité et de texture.
Les formules des glaçures sont aussi personnelles et précieuses que le recueil de recettes d’un chef. Toutefois, à la différence d’une recette éprouvée en cuisine, les formules ont leurs spécificités et ne se refont jamais à l’identique. Une glaçure vert menthe à l’état liquide, par exemple, peut tourner au beige une fois cuite. Elle peut donner de bons résultats sur une tuile plate, mais coulisser à la base d’un bol. Une petite variation chimique dans l’eau de la ville peut à elle seule affecter le résultat final de tout un lot. Le suspense perdure donc jusqu’à l’ouverture du four. Afin de développer une série de formules appelées à composer ma « palette de couleurs », j’ai fait appel il y a trois ans à une spécialiste en technologie des glaçures, Annie-Cecile Tremblay. Il s’avère que mes préférences tendent toujours vers les formules les moins faciles !
Ceci étant dit, je ne redoute pas ces mystères. Ils rendent mon travail intéressant. Je suis mes recettes religieusement, mais je garde l’esprit ouvert face aux portes que m’ouvrent l’imprévu. Chaque fois que je suis confrontée à des résultats inattendus, je suis agréablement récompensée. En prenant en compte les nouveaux résultats, j’apprends, je corrige, je modifie mon approche. Parfois, j’essaie même de reproduire cette belle erreur qui a tout changé.
Chaque fois que je suis confrontée à des résultats inattendus, je suis aussi agréablement récompensée.
par pascale girardin illustrations par wolfe girardin
Trois balados qui amènent à penser différemment.
La dernière décennie a engendré une abondance de divertissements. Frénétiquement captivés par les séries télévisées, à l’affût de la mouvance des réseaux sociaux, nous avons gagné la liberté de choisir nos sources d’information. Et parmi elles, une plate-forme que l’on aurait plus croire appelée à la désuétude demeure bien vivante : la radio.
Je suis une junkie de balados. Avoir les mains dans la boue laisse mon esprit libre de s’égarer, ou de s’abreuver. L’occasion faisant le larron : mes amis potiers sont tous fans de baladodiffusion. Voici trois sources d’histoires intelligentes, et peu orthodoxes, qui m’amènent toujours à explorer de nouvelles pistes de pensée.
Radiolab
Enquêter sur un monde étrange : le slogan résume de façon succincte le produit de la fructueuse rencontre entre le compositeur Jad Abumrad et l’écrivain scientifique Robert Krulwich. Depuis 2002, ils abordent ensemble de grandes idées comme l’échange de gènes ou le côté obscur de la nature humaine, dans les termes les plus simples. Absolument stupéfiant.
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The Nod
Le titre, Le signe de tête, réfère à la compréhension tacite qui prévaut entre deux personnes de couleur dans un environnement dominé par les blancs. Quelle que soit votre carnation, vous apprendrez beaucoup des échanges entre les coanimateurs, Brittany Luse et Eric Eddings. La lasagne à la manière éthiopienne, autant que la lutte de Josephine Baker contre le ségrégationnisme, jettent un nouvel éclairage sur le seul fait d’être noir.
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Reply All
Surnommé à juste titre Guide de survie pour la vie moderne, ce balado dissèque l’Internet et les médias sociaux qui nous affectent autant que nous les affectons. Les animateurs PJ Vogt et Alex Goldman se penchent avec pertinence sur des sujets comme les complots viraux, les escroqueries en ligne et autres sombres dessous de la toile. Le paysage sonore de chaque histoire vaut à lui seul son écoute.
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par pascale Girardin photos par pascale girardin
Des artistes internationaux insufflent une nouvelle vie à la poterie traditionnelle Talavera.
À travers le monde hispanophone, des carreaux d’un bleu et d’un ocre-jaune distincts ornent les cathédrales, les fontaines et les squares. Ils ont été créés au Moyen-Âge dans la ville de Talavera de la Reina, en marge de Toledo, en Espagne, et ce sont les Espagnols qui ont introduit leur savoir-faire au Mexique. Depuis l’époque coloniale, la région de Puebla a repris le flambeau de cette tradition.
Il y a deux étés, j’ai eu l’opportunité de visiter la ville de Cholula, dans l’État de Puebla, un haut lieu de la poterie depuis près de quatre siècles où la qualité de l’argile locale est notoire. La Talavera, dont les applications s’étendent bien au-delà des carreaux et des vases, des arts de la table et de la sculpture, répond à des normes bien définies. L’utilisation de colorants, appliqués à la main sur l’émail blanc traditionnel, se limite aux oxydes extraits localement, notamment le cobalt pour les bleus, l’ocre ferrugineuse pour les jaunes, l’oxyde de cuivre pour les verts et le manganèse pour les mauves. Aujourd’hui, malheureusement, les imitations qui ne manquent pas ont sapé le travail artisanal laborieux des fabricants authentiques de la région.
Lors de mes déplacements, cependant, j’ai été ravie de découvrir une nouvelle génération d’artistes qui, en plus de respecter les règles traditionnelles, font basculer la pratique dans le 21ème siècle. Propriétaire du studio Talavera de la Reyna, Angelica Moreno se trouve à la tête de ce mouvement. Avec de la vaisselle aux motifs contemporains et des socles de lampes minimalistes, elle confère à la poterie une nouvelle jeunesse. Sa marque rayonne dans les hôtels-boutiques chics, dans les restos, puis dans une gamme de confitures bios. Il importe de souligner le rôle éducationnel essentiel que joue l’artiste auprès des acheteurs potentiels. Son impact se fait également sentir sur la pérennité de l’appellation d’origine contrôlée Talavera de Puebla, qui certifie l’authenticité du produit.
Au fil des ans, Angelica Moreno a invité plus de 70 artistes dans son studio afin de réinventer la technique ancestrale. Leurs œuvres sont présentées dans le cadre de sa galerie Alarca, On y trouve notamment la sculpture d’une voiture carrelée peinte à la main par l’artiste mexicaine Betsabeé Romero ainsi qu’un hommage au monument tristement érotique Tree de Paul McCarthy. Les efforts de cette femme sont des exemples frappants de la nouvelle pertinence que peut revêtir un concept séculaire avec un peu d’imagination.
par pascale Girardin sculpture par wolfe girardin photos par stephany hildebrand
De la photographie au tricot, mes coéquipiers inspirés vont aussi leurs chemins.
Lorsqu’un projet est en cours, afin de produire les centaines, voire les milliers de pièces qui entrent dans la composition de certaines installations, sans oublier la logistique d’acheminement en temps et en heure de ce puzzle vers sa destination finale, je m’appuie sur la somme des talents qui forment mon équipe. Tous mettent à contribution les diverses compétences qu’ils ont développées à travers la gestion de leurs propres et impressionnants ateliers respectifs. La parole leur est donnée pour créer une mise en contexte pour les projets qu’ils développent en marge.
Chargée de projets
Maud Beauchamp, designer industriel de formation, maîtrise l’art de transformer des modèles 2D en réalités 3D. « Mon approche du design est multidisciplinaire, intuitive et spontanée », dit-elle. En tant que co-partenaire avec son amie de longue date Marie-Pier Guilmain du studio mpgmb, elle transpose le langage visuel géométrique du monde numérique en éléments de décor colorés et tactiles pouvant rassembler la céramique, le bois, le marbre, l’acier et les textiles.
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Assistante de studio
En combinant art de la rue et céramique, motifs médiévaux, culture pop et sciences occultes, Ms. Teri teinte d’irrévérence les pièces du « journal visuel de ses expériences ». « Mon travail se concentre sur le savoir-faire rituel, dit-elle. Ces chroniques personnelles de la vie urbaine et de la spiritualité transcendent la matière et les genres. »
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Coordinateur de projet
En septembre dernier, Jean-Philippe Cliche inaugurait, de concert avec son ami Rémy Savard, une chaîne YouTube consacrée à leur passion commune : le tricot. Les Sheependales enchaînent au fil des épisodes astuces, techniques et découvertes de matériaux. Des entretiens avec des artistes du textile complètent les tableaux. Le « désir de produire de belles pièces à une vitesse humaine » est un des leitmotivs de sa ligne personnelle, l’Atelier Cliché. «Rang après rang, je crée des tricots faits main à partir de fibres 100% naturelles ou recyclées, dans des styles qui s’inscrivent dans la durée ». De la pure slow fashion !
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Assistant de studio
Récemment diplômé de l’Université Concordia, Wolfe a beau être un enfant du millénaire, son travail pose un regard critique sur le principal mode de communication de sa génération : les médias sociaux. En recréant les captures d’écran de l’histoire de Snapchat et d’Instagram sous forme de dessins au fusain, il met en lumière les problèmes psycho-sociaux liés à l’utilisation du téléphone intelligent. « C’est un début, dit-il. Cette année, j’ai écrit de la poésie, composé de la musique et travaillé sur des vidéos abordant des thèmes similaires. » Les dessins de Girardin seront exposés au Festival chromatique de Montréal du 10 au 17 mai.
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Photographe
Au cours de sa courte mais prolifique carrière, Stephany Hildebrand s’est passionnée pour l’architecture et le reportage social avant de porter le chapeau de photographe autodidacte, un médium qui lui permet d’exprimer avec polarité la multitude de ses intérêts. Après avoir capturé la faune urbaine nocturne, elle explique son présent attrait pour la nature : « J’ai grandi dans une petite ville entourée de champs et de forêts, dit-elle. J’ai passé mon enfance à observer et à explorer dans la solitude ». Parmi ses projets photographiques actuels : la série de paysages Rhapsody in Green et la collection de natures mortes Elle aime les fleurs, en collaboration avec la fleuriste montréalaise Isabelle Seguin. Cette communion précoce avec la nature, combinée à la production de ces œuvres immersives, l’ont amenée à retourner sur les bancs d’école pour approfondir les technologies environnementales.
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Par pascale Girardin dessin par pascale girardin
C’est en étudiant le processus que nous atteignons des résultats.
Pratique de la sculpture : le façonnage est le nom d’un cours de céramique que j’ai dispensé l’automne dernier aux étudiants de deuxième année à l’Université du Québec à Montréal. L’objet de cette formation reposait sur l’idée qu’une pièce complétée peut être vue dans un continuum comme un signe de ponctuation — un point d’interrogation, d’exclamation ou un point final — dans une plus longue histoire qu’est le processus créatif.
L’une des tâches centrales des élèves consistait à tenir un journal de bord. Cet outil de réflexion permet de conserver une trace de ce qui a traversé leur esprit durant les différentes étapes de la création. Ils pouvaient y faire des croquis, noter le travail d’un artiste dont ils admirent les oeuvres, éventuellement prévoir un ajustement à leur glaçure. Il n’y a pas de règles. Pas de bonnes ou de mauvaises notes. Ils avaient pour seules exigences de coucher sur papier leurs motivations et de confirmer la qualité de leur présence à chaque étape de la création.
J’ai adapté ce cours à partir de ma propre expérience. La céramique nécessite une prise de note détaillée afin de pouvoir intervenir sur les températures de cuisson, de revoir le positionnement d’un objet dans le four ou les formules de glaçures (voir « La richesse de l’imprévu »). Le journal de bord permet aux étudiants de prendre conscience de l’évolution d’une pièce, non seulement sur le plan technique, mais aussi sur le plan thématique.
Au moment d’évaluer les accomplissements des élèves, je recherchais la cohérence. Une pièce fendillée ou déformée à la cuisson n’était pas nécessairement négativement notée si les observations faites concordaient avec les efforts déployés et les enseignements tirés.
Avec le temps, les élèves développeront la capacité de consulter leur journal de bord et de découvrir des thématiques au cœur de pensées en apparence dissociées. Avec la pratique, ils apprendront à observer leurs pièces achevées et à lire instinctivement les histoires auxquelles elles sont intrinsèquement liées.
Une pièce qui se fendille ou se déforme à la cuisson n’est pas nécessairement négativement notée si les observations faites concordent avec les efforts déployés et les enseignements tirés.