Idées et inspirations
à partir du studio
de l’artiste
N° 7
Créativité
Mars 2019
par pascale girardin image par Geneviève Lebleu Regardez la vidéo ici
Au cours de ma carrière consacrée à la création d’œuvres d’art dans des environnements d’exception créés par de grands esprits de l’architecture, de la construction, de l’hôtellerie, de la restauration et du commerce, des relations marquantes se sont développées et ont pris racine.
Bien que nos origines soient diverses, notre désir de créer des espaces hors de l’ordinaire est tout à fait semblable. Et devant l’émotion que crée la beauté, l’émerveillement qu’entraîne le savoir-faire et le dynamisme qu’entraîne l’inattendu, nous sommes unis.
Récemment, dans le cadre d’un forum d’Adopt Inc. et du Fonds de recherche québécois sur le lien qui prévaut entre l’expression artistique et l’esprit d’entreprise, j’ai discouru de ces collaborations professionnelles. Des rassemblements comme celui-ci, et comme la conférence d’affaires C2 Montréal — désormais mondialement reconnue — prouve combien la créativité n’est pas l’apanage exclusif des artistes. Les entreprises évoluent au rythme des développements numériques et la pensée créative est devenue essentielle. Il en va de même pour tout ce qui touche au bien-être personnel. Nous constatons aussi à quel point l’impulsion de créer suscite un regain d’intérêt pour les arts tactiles : cercles de tricot, clubs de poterie, ateliers de dessin. Ces regroupements informels nourrissent la dualité de nos besoins de connexion et… de déconnexion. Les mains boueuses n’ont effectivement pas leur pareil pour embrouiller les textos.
Dans ce numéro, je partage les fruits de mes sources de créativité, soit mes formules de glaçures auxquelles j’accorde une part de liberté (La recherche de l’imprévu) ; les projets personnels des créateurs avec qui je partage mon studio (Carrefours) ; le travail des artistes qui réinventent la mythique céramique Talavera (Il était une fois Puebla) ; et quelques-uns des balados qui m’inspirent (La renaissance de la radio).
Drift — dérive, en français — s’inscrit comme un médium qui me permet de cristalliser des idées claires et fécondes à partir de pensées a priori vagabondes. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est mon mantra, au quotidien.
Je vous invite à dériver avec moi !
Pascale Girardin
Bien que nos origines soient diverses, notre désir de créer des espaces hors de l’ordinaire est tout à fait semblable.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Les glaçures nous enseignent les limites du pouvoir des formules.
Chaque fois que la porte du four s’entrouvre, je prends une grande inspiration. Mes pièces peuvent avoir solidement résisté aux 1200 degrés qui les ont éprouvées — ainsi qu’à une myriade d’autres variables climatiques, chimiques et environnementales — mais inversement, les résultats peuvent s’avérer décevants. Rien n’est plus imprévisible que la cuisson d’une glaçure.
La composition d’une glaçure est principalement constituée de quatre matières minérales : la silice, qui produit le revêtement vitreux ; l’argile, qui assure une bonne adhésion à la pièce en céramique ; un oxyde fondant, qui fait baisser le point de fusion des composantes ; et puis les métaux et les oxydes colorants, qui se combinent pour engendrer des variations de couleur, d’opacité et de texture.
Les formules des glaçures sont aussi personnelles et précieuses que le recueil de recettes d’un chef. Toutefois, à la différence d’une recette éprouvée en cuisine, les formules ont leurs spécificités et ne se refont jamais à l’identique. Une glaçure vert menthe à l’état liquide, par exemple, peut tourner au beige une fois cuite. Elle peut donner de bons résultats sur une tuile plate, mais coulisser à la base d’un bol. Une petite variation chimique dans l’eau de la ville peut à elle seule affecter le résultat final de tout un lot. Le suspense perdure donc jusqu’à l’ouverture du four. Afin de développer une série de formules appelées à composer ma « palette de couleurs », j’ai fait appel il y a trois ans à une spécialiste en technologie des glaçures, Annie-Cecile Tremblay. Il s’avère que mes préférences tendent toujours vers les formules les moins faciles !
Ceci étant dit, je ne redoute pas ces mystères. Ils rendent mon travail intéressant. Je suis mes recettes religieusement, mais je garde l’esprit ouvert face aux portes que m’ouvrent l’imprévu. Chaque fois que je suis confrontée à des résultats inattendus, je suis agréablement récompensée. En prenant en compte les nouveaux résultats, j’apprends, je corrige, je modifie mon approche. Parfois, j’essaie même de reproduire cette belle erreur qui a tout changé.
Chaque fois que je suis confrontée à des résultats inattendus, je suis aussi agréablement récompensée.
par pascale girardin illustrations par wolfe girardin
Trois balados qui amènent à penser différemment.
La dernière décennie a engendré une abondance de divertissements. Frénétiquement captivés par les séries télévisées, à l’affût de la mouvance des réseaux sociaux, nous avons gagné la liberté de choisir nos sources d’information. Et parmi elles, une plate-forme que l’on aurait plus croire appelée à la désuétude demeure bien vivante : la radio.
Je suis une junkie de balados. Avoir les mains dans la boue laisse mon esprit libre de s’égarer, ou de s’abreuver. L’occasion faisant le larron : mes amis potiers sont tous fans de baladodiffusion. Voici trois sources d’histoires intelligentes, et peu orthodoxes, qui m’amènent toujours à explorer de nouvelles pistes de pensée.
Radiolab
Enquêter sur un monde étrange : le slogan résume de façon succincte le produit de la fructueuse rencontre entre le compositeur Jad Abumrad et l’écrivain scientifique Robert Krulwich. Depuis 2002, ils abordent ensemble de grandes idées comme l’échange de gènes ou le côté obscur de la nature humaine, dans les termes les plus simples. Absolument stupéfiant.
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The Nod
Le titre, Le signe de tête, réfère à la compréhension tacite qui prévaut entre deux personnes de couleur dans un environnement dominé par les blancs. Quelle que soit votre carnation, vous apprendrez beaucoup des échanges entre les coanimateurs, Brittany Luse et Eric Eddings. La lasagne à la manière éthiopienne, autant que la lutte de Josephine Baker contre le ségrégationnisme, jettent un nouvel éclairage sur le seul fait d’être noir.
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Reply All
Surnommé à juste titre Guide de survie pour la vie moderne, ce balado dissèque l’Internet et les médias sociaux qui nous affectent autant que nous les affectons. Les animateurs PJ Vogt et Alex Goldman se penchent avec pertinence sur des sujets comme les complots viraux, les escroqueries en ligne et autres sombres dessous de la toile. Le paysage sonore de chaque histoire vaut à lui seul son écoute.
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par pascale Girardin photos par pascale girardin
Des artistes internationaux insufflent une nouvelle vie à la poterie traditionnelle Talavera.
À travers le monde hispanophone, des carreaux d’un bleu et d’un ocre-jaune distincts ornent les cathédrales, les fontaines et les squares. Ils ont été créés au Moyen-Âge dans la ville de Talavera de la Reina, en marge de Toledo, en Espagne, et ce sont les Espagnols qui ont introduit leur savoir-faire au Mexique. Depuis l’époque coloniale, la région de Puebla a repris le flambeau de cette tradition.
Il y a deux étés, j’ai eu l’opportunité de visiter la ville de Cholula, dans l’État de Puebla, un haut lieu de la poterie depuis près de quatre siècles où la qualité de l’argile locale est notoire. La Talavera, dont les applications s’étendent bien au-delà des carreaux et des vases, des arts de la table et de la sculpture, répond à des normes bien définies. L’utilisation de colorants, appliqués à la main sur l’émail blanc traditionnel, se limite aux oxydes extraits localement, notamment le cobalt pour les bleus, l’ocre ferrugineuse pour les jaunes, l’oxyde de cuivre pour les verts et le manganèse pour les mauves. Aujourd’hui, malheureusement, les imitations qui ne manquent pas ont sapé le travail artisanal laborieux des fabricants authentiques de la région.
Lors de mes déplacements, cependant, j’ai été ravie de découvrir une nouvelle génération d’artistes qui, en plus de respecter les règles traditionnelles, font basculer la pratique dans le 21ème siècle. Propriétaire du studio Talavera de la Reyna, Angelica Moreno se trouve à la tête de ce mouvement. Avec de la vaisselle aux motifs contemporains et des socles de lampes minimalistes, elle confère à la poterie une nouvelle jeunesse. Sa marque rayonne dans les hôtels-boutiques chics, dans les restos, puis dans une gamme de confitures bios. Il importe de souligner le rôle éducationnel essentiel que joue l’artiste auprès des acheteurs potentiels. Son impact se fait également sentir sur la pérennité de l’appellation d’origine contrôlée Talavera de Puebla, qui certifie l’authenticité du produit.
Au fil des ans, Angelica Moreno a invité plus de 70 artistes dans son studio afin de réinventer la technique ancestrale. Leurs œuvres sont présentées dans le cadre de sa galerie Alarca, On y trouve notamment la sculpture d’une voiture carrelée peinte à la main par l’artiste mexicaine Betsabeé Romero ainsi qu’un hommage au monument tristement érotique Tree de Paul McCarthy. Les efforts de cette femme sont des exemples frappants de la nouvelle pertinence que peut revêtir un concept séculaire avec un peu d’imagination.
par pascale Girardin sculpture par wolfe girardin photos par stephany hildebrand
De la photographie au tricot, mes coéquipiers inspirés vont aussi leurs chemins.
Lorsqu’un projet est en cours, afin de produire les centaines, voire les milliers de pièces qui entrent dans la composition de certaines installations, sans oublier la logistique d’acheminement en temps et en heure de ce puzzle vers sa destination finale, je m’appuie sur la somme des talents qui forment mon équipe. Tous mettent à contribution les diverses compétences qu’ils ont développées à travers la gestion de leurs propres et impressionnants ateliers respectifs. La parole leur est donnée pour créer une mise en contexte pour les projets qu’ils développent en marge.
Chargée de projets
Maud Beauchamp, designer industriel de formation, maîtrise l’art de transformer des modèles 2D en réalités 3D. « Mon approche du design est multidisciplinaire, intuitive et spontanée », dit-elle. En tant que co-partenaire avec son amie de longue date Marie-Pier Guilmain du studio mpgmb, elle transpose le langage visuel géométrique du monde numérique en éléments de décor colorés et tactiles pouvant rassembler la céramique, le bois, le marbre, l’acier et les textiles.
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Assistante de studio
En combinant art de la rue et céramique, motifs médiévaux, culture pop et sciences occultes, Ms. Teri teinte d’irrévérence les pièces du « journal visuel de ses expériences ». « Mon travail se concentre sur le savoir-faire rituel, dit-elle. Ces chroniques personnelles de la vie urbaine et de la spiritualité transcendent la matière et les genres. »
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Coordinateur de projet
En septembre dernier, Jean-Philippe Cliche inaugurait, de concert avec son ami Rémy Savard, une chaîne YouTube consacrée à leur passion commune : le tricot. Les Sheependales enchaînent au fil des épisodes astuces, techniques et découvertes de matériaux. Des entretiens avec des artistes du textile complètent les tableaux. Le « désir de produire de belles pièces à une vitesse humaine » est un des leitmotivs de sa ligne personnelle, l’Atelier Cliché. «Rang après rang, je crée des tricots faits main à partir de fibres 100% naturelles ou recyclées, dans des styles qui s’inscrivent dans la durée ». De la pure slow fashion !
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Assistant de studio
Récemment diplômé de l’Université Concordia, Wolfe a beau être un enfant du millénaire, son travail pose un regard critique sur le principal mode de communication de sa génération : les médias sociaux. En recréant les captures d’écran de l’histoire de Snapchat et d’Instagram sous forme de dessins au fusain, il met en lumière les problèmes psycho-sociaux liés à l’utilisation du téléphone intelligent. « C’est un début, dit-il. Cette année, j’ai écrit de la poésie, composé de la musique et travaillé sur des vidéos abordant des thèmes similaires. » Les dessins de Girardin seront exposés au Festival chromatique de Montréal du 10 au 17 mai.
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Photographe
Au cours de sa courte mais prolifique carrière, Stephany Hildebrand s’est passionnée pour l’architecture et le reportage social avant de porter le chapeau de photographe autodidacte, un médium qui lui permet d’exprimer avec polarité la multitude de ses intérêts. Après avoir capturé la faune urbaine nocturne, elle explique son présent attrait pour la nature : « J’ai grandi dans une petite ville entourée de champs et de forêts, dit-elle. J’ai passé mon enfance à observer et à explorer dans la solitude ». Parmi ses projets photographiques actuels : la série de paysages Rhapsody in Green et la collection de natures mortes Elle aime les fleurs, en collaboration avec la fleuriste montréalaise Isabelle Seguin. Cette communion précoce avec la nature, combinée à la production de ces œuvres immersives, l’ont amenée à retourner sur les bancs d’école pour approfondir les technologies environnementales.
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Par pascale Girardin dessin par pascale girardin
C’est en étudiant le processus que nous atteignons des résultats.
Pratique de la sculpture : le façonnage est le nom d’un cours de céramique que j’ai dispensé l’automne dernier aux étudiants de deuxième année à l’Université du Québec à Montréal. L’objet de cette formation reposait sur l’idée qu’une pièce complétée peut être vue dans un continuum comme un signe de ponctuation — un point d’interrogation, d’exclamation ou un point final — dans une plus longue histoire qu’est le processus créatif.
L’une des tâches centrales des élèves consistait à tenir un journal de bord. Cet outil de réflexion permet de conserver une trace de ce qui a traversé leur esprit durant les différentes étapes de la création. Ils pouvaient y faire des croquis, noter le travail d’un artiste dont ils admirent les oeuvres, éventuellement prévoir un ajustement à leur glaçure. Il n’y a pas de règles. Pas de bonnes ou de mauvaises notes. Ils avaient pour seules exigences de coucher sur papier leurs motivations et de confirmer la qualité de leur présence à chaque étape de la création.
J’ai adapté ce cours à partir de ma propre expérience. La céramique nécessite une prise de note détaillée afin de pouvoir intervenir sur les températures de cuisson, de revoir le positionnement d’un objet dans le four ou les formules de glaçures (voir « La richesse de l’imprévu »). Le journal de bord permet aux étudiants de prendre conscience de l’évolution d’une pièce, non seulement sur le plan technique, mais aussi sur le plan thématique.
Au moment d’évaluer les accomplissements des élèves, je recherchais la cohérence. Une pièce fendillée ou déformée à la cuisson n’était pas nécessairement négativement notée si les observations faites concordaient avec les efforts déployés et les enseignements tirés.
Avec le temps, les élèves développeront la capacité de consulter leur journal de bord et de découvrir des thématiques au cœur de pensées en apparence dissociées. Avec la pratique, ils apprendront à observer leurs pièces achevées et à lire instinctivement les histoires auxquelles elles sont intrinsèquement liées.
Une pièce qui se fendille ou se déforme à la cuisson n’est pas nécessairement négativement notée si les observations faites concordent avec les efforts déployés et les enseignements tirés.
N° 6
Le pouvoir
Septembre 2018
par pascale girardin Photo par stephany hildebrand
Dans la foulée des grands mouvements #MeToo et #TimesUp, ou #BLM, je me suis mise à réfléchir à la notion de pouvoir et plus précisément au terme « empowerment » – un emprunt à la langue anglaise que l’on pourrait traduire par l’expression « potentialisation », ou bien par le « pouvoir d’agir ».
Dans certains contextes, l’empowerment se manifeste de manière subtile, comme le message inscrit sur une affiche dans les toilettes d’un café-bar bien connu de Montréal, qui invite les personnes « qui se sentent menacées de quelque façon » à informer un employé de l’établissement. La quête d’autonomisation des mouvements féministes ou égalitaristes est souvent représentée dans sa forme spectaculaire, aussi il est facile d’oublier que cette recherche part d’un désir fondamental de bien-être et de respect. L’empowerment désigne avant tout une volonté de créer un lieu de vie sécuritaire et sain.
Le mot « pouvoir » a plusieurs sens. Fréquemment, on l’associe à la notion de dominance (avoir le pouvoir sur quelqu’un ou quelque-chose), mais sa signification et sa portée est multiforme.
Comme céramiste, je m’intéresse aux différentes manières qu’ont le pouvoir et la puissance de se manifester. Lorsque j’entreprends mon travail, je fais appel à ma force physique afin de pétrir l’argile plusieurs centaines de coups (comme vous pourrez lire dans La persévérance); mon entrevue avec la kickboxeuse Carline Pierre Jacques (Contre-force), nous révèle que le pouvoir, mis en évidence par la volonté et l’autodiscipline de l’athlète, a le potentiel de transformer le corps et l’esprit; ensuite il y a la continuité, cette qualité par laquelle la somme des petites actions répétées peut avoir une incidence considérable au fil du temps. Mes vingt-deux années à travailler l’argile en témoignent, tout comme le moulin à marteau de Sanbao en Chine (je vous y entraîne dans Goutte à goutte) où un mince filet d’eau suffit pour faire naître l’une des plus belles porcelaines au monde.
« Drift » est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.
Venez flâner avec moi.
Pascale Girardin
L’empowerment désigne avant tout une volonté de créer un lieu de vie sécuritaire et sain.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
La préparation de l’argile, un art tout autant qu’une finalité.
Pétrir l’argile fraîche est une étape incontournable pour la rendre malléable, avant de la modeler, de la façonner ou de la tourner. C’est un peu comme préparer une pâte à pain, mais au lieu de faire pénétrer l’air dans la pâte, on doit l’en exclure pour rendre l’argile homogène. S’il reste des bulles d’air, les conséquences peuvent être aussi dévastatrices que l’explosion d’une pièce pratiquement achevée à l’intérieur du four; loin de la fin souhaitée après tant de soins investis à mettre une œuvre au monde!
Le pétrissage est un art en soi. Le céramiste chevronné sait reconnaître le moment précis où l’argile atteint le parfait équilibre; alors que toutes les bulles d’air ont disparu, mais avant que le processus ne l’ait asséchée ou affaiblie. Sa densité doit être homogène et, à l’échelle microscopique, les plaquettes individuelles doivent être alignées pour éviter que les pièces ne se déforment en séchant.
Le pétrissage est très exigeant sur le plan physique. Il sollicite non seulement les mains, mais le corps entier. (Je me souviens de mes abdos endoloris, à mes débuts.) Il existe différentes méthodes, mais je préfère la technique circulaire japonaise, où la main gauche saisit l’argile de côté tandis que la droite la pousse vers l’avant. Au lieu de la force musculaire, c’est plutôt la masse corporelle qui fait le travail. Le mouvement rappelle la philosophie des arts martiaux selon laquelle on utilise un minimum d’énergie pour atteindre une puissance maximale; un principe très utile pour les quelque 120 manipulations nécessaires à la préparation d’un seul morceau d’argile – j’en connais quelque chose!
J’aime particulièrement le rituel du pétrissage pour l’état méditatif qu’il me procure, et pour le lien qu’il crée entre mon corps et la matière. Une fois pétrie, l’argile a une forme distincte à la fois brute et magnifique. Ma nouvelle série de céramiques intitulée « Prologue » souligne cet aspect particulier. Les œuvres sont faites d’argile que j’ai coupée après le pétrissage, puis réassemblée. Elles révèlent le caractère propre à chaque bloc d’argile.
Le pétrissage est un art en soi. Le céramiste chevronné sait reconnaître le moment précis où l’argile atteint le parfait équilibre.
par pascale girardin photoS PAR stephany hildebrand
Par le biais du kickboxing, Carline Pierre Jacques va bien au-delà de la corporalité et pousse les femmes à développer leur force intérieure.
Avant de s’inscrire à son premier cours de kickboxing, Carline Pierre Jacques vivait des moments difficiles. « Je prenais du poids, j’avais perdu le contrôle de ma vie, mon mariage ne tenait qu’à un fil et j’avais un patron épouvantable », dit-elle. Ce sport très exigeant a toutefois changé sa vie de façon inattendue. Bien que seule femme dans sa classe, Jacques était persuadée que la gente féminine, tout particulièrement, tirerait profit du kickboxing. Aussi, en 2011 elle fondé le studio Amazon Fitness à Montréal. Sa méthode d’enseignement de l’autodéfense et de l’estime de soi va bien au-delà de l’entraînement physique. La force que développent ses clientes leur profite dans tous les aspects de leur vie. Pierre Jacques décrit ci-dessous son expérience :
Le plus étonnant dans un combat, ce n’est pas de gagner ou de perdre, mais de faire face à son adversaire. En kickboxing, on apprend à s’exercer, à lancer un coup un million de fois et à recommencer jusqu’à ce que le geste devienne naturel. On apprend à vaincre la peur. On apprend à encaisser les coups ou à reculer, parce que savoir refuser de se battre est tout aussi important.
Le kickboxing a changé ma vie et ma vision du monde. Avant mon premier cours, j’avais vécu une série d’événements malheureux et j’étais déprimée. Je prenais du poids et ni les régimes ni l’exercice ne m’aidaient. Mais je me suis aussitôt laisser emporter par les exigences du sport. Le désir de perdre du poids s’est rapidement substitué par celui de renforcer mon corps, comme j’étais la seule femme du groupe et que je devais suivre le rythme. Au fil de l’entraînement, je devenais plus résiliente. J’apprenais à me relever lorsque la vie me jetait par terre.
Le plus étonnant dans un combat, ce n’est pas de gagner ou de perdre, mais de faire face à son adversaire.
On semble tenir le corps pour acquis de nos jours. On reconnaît l’importance de nourrir l’âme, mais lorsqu’une personne prend soin de son corps, on la considère vaniteuse. La spiritualité est séparée de l’être physique. Mais pour un athlète, renforcer et nourrir son corps est spirituel; c’est de vivre l’instant présent, d’être totalement absorbé.
Le kickboxing m’a transformée. Il m’a poussée à ouvrir mon propre studio, Amazon Fitness, un lieu où j’encourage les femmes à s’aimer, à renforcer leurs muscles et à redéfinir leur corps. J’enseigne le kickboxing, l’entraînement musculaire, l’aéroboxe et l’autodéfense pour que les femmes apprennent à se défendre, mais surtout pour créer la femme guerrière d’aujourd’hui.
Écrasement I – 2013 Porcelaine, glaçure, pigments / Porcelain, glaze, pigments 14.3 x 38.5 x 22 cm. Private collection Photo: David Bishop Noriega
C’est à coups de bâton de baseball, de piétinements, de lacérations ou de graffiti sur ses sculptures de céramique que l’artiste montréalais Laurent Craste aborde le processus de création.
Malgré l’abus extrême que subissent ses vases, bustes et autres objets d’art, ceux-ci maintiennent leur statut d’œuvre, car l’on peut déceler dans leurs décors une critique des ambitions de la classe française dominante des XVIIIe et XIXe siècles de conserver les rênes du pouvoir sur le peuple.
En attaquant délibérément ces figures iconiques, Craste remet en question l’importance et la valeur apportée à celles-ci du point de vue historique et social et par conséquent, il parvient à développer une esthétique nouvelle qui lui est propre.
Nous avons fait appel à la commissaire indépendante Pascale Beaudet pour qu’elle nous présente la démarche de Laurent Craste.
Portrait de Laurent Craste avec Iconocraste - O Photo: David Bishop Noriega
Laurent Craste travaille la notion de pouvoir en s’intéressant à la classe française dominante des XVIIIe et XIXe siècles qui a commandité la fabrication de très beaux objets, notamment les vases de Sèvres. L’acte violent qui s’exerce sur l’objet fait allusion à la Révolution française de 1789 et à la Commune de Paris de 1870 ainsi qu’aux destructions d’œuvres d’art et d’édifices qui s’en sont ensuivies. Dans le cas des vases victimes d’outils, un décalage s’opère entre leur délicatesse et la robustesse des objets, mais aussi entre leurs époques respectives de fabrication : l’outil usagé a été usiné au XXe siècle.
L’artiste s’intéresse plus particulièrement au pouvoir économique des classes dirigeantes de ces périodes et à la domination esthétique qu’elles ont imposée comme instrument de propagande. Ses œuvres sont un commentaire sur les conséquences des diverses formes des rapports de domination.
Révolution III – 2016 Porcelaine, glaçure, hache Porcelain, glaze, axe 77 x 30 x 43 cm. Photo: Daniel Roussel
Pour insérer des objets dans ses vases, ou les déformer en y mettant le pied, l’artiste a dû élaborer une virtuosité à l’envers, et inventer des techniques de destruction constructives. La plasticité du vase avant la cuisson est testée jusqu’à son ultime limite et beaucoup de pertes ont été subies, qui ont mené à une connaissance pointue des seuils de résistance de l’argile. C’est la technique ainsi que le type d’objet inséré qui déterminent le moment où l’outil sera intégré. Pour ce qui concerne le choix de l’outil destructeur, c’est la forme de l’objet décoratif qui le dicte.
La plus grande satisfaction que l’artiste éprouve est celle de créer un nouvel objet, et un objet réussi, étant donné les pertes, qui peuvent aller jusqu’à la moitié de sa production. À l’inverse, la frustration est intense lorsque l’objet s’effondre. La porcelaine exerce alors son pouvoir de domination sur l’artiste…
par pascale girardin photos par pascale girardin
Un studio de porcelaine en Chine nous ouvre les yeux sur l’incroyable pouvoir des petites actions répétées.
À Sanbao, dans la ville-préfecture de Jingdezhen en Chine, on fabrique depuis près de 2 000 ans la porcelaine ultra-blanche convoitée par la noblesse chinoise. La production a subsisté au gré des hauts et des bas des dynasties. Aujourd’hui considérée comme la capitale mondiale de la porcelaine, la région possède un prestigieux institut international de céramique.
Plus tôt cette année, tandis que je terminais une installation à Shanghai, j’ai eu l’occasion de visiter la vallée de Sanbao et d’observer la méthode traditionnelle de création de céramique. J’ai assisté à la collecte du kaolin, cette matière rare à la base de la porcelaine, dans des bassins d’eau. J’ai vu la substance blanche et soyeuse étalée sur le plancher, puis façonnée en carrés et séchée aux fins de distribution. Encore plus impressionnant, le broyeur à marteaux de l’établissement, devenu site patrimonial; activée par un simple filet d’eau d’un ruisseau avoisinant, la roue hydraulique actionne plusieurs maillets de taille imposante qui broient le minerai pour lui donner sa forme la plus pure.
On peut tous s’inspirer de ce filet d’eau. L’eau réussit toujours à trouver son cours. Elle peut geler à l’intérieur d’une roche et la fendre en deux. Elle peut s’écouler goutte à goutte pendant mille ans et creuser la pierre. Devant un obstacle, elle trouvera le chemin le plus simple pour le contourner. Quelle belle analogie pour décrire la puissance!
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Développer la persévérance grâce à une matière très capricieuse.
J’ai choisi de bâtir ma carrière sur l’argile, d’y voir de la beauté et du luxe, et d’imaginer des œuvres qui orneront de splendides hôtels, restaurants, boutiques et résidences privées. Il faut beaucoup de patience pour entretenir un lien aussi long avec cette terre.
Une foule d’obstacles peut survenir dans la création d’une céramique. Elle peut exploser dans le four ou être endommagée par les éclats d’une autre explosion. Elle peut s’affaisser, se déformer, se fendre. Des trous ou des bulles peuvent apparaître. L’émail peut mal tourner. Il peut être lustré au lieu de mat, opaque au lieu de translucide et vice versa. Les couleurs peuvent couler et former une croûte ou encore fracturer la céramique si leur coefficient d’expansion (ou de dilatation) diffère de celui de l’argile.
Bien entendu, rien de tout cela n’apparaît immédiatement. Il faut être patient pour connaître l’étendue des dommages. La température du four grimpe jusqu’à 1 200 degrés Celsius pendant un cycle qui varie de 8 à 12 heures. Mais avant d’ouvrir le couvercle, il faut attendre un autre 12 heures pour laisser refroidir les pièces. Ce n’est donc que 24 heures plus tard que l’on peut constater l’apparition de défauts. Une fissure a pu se produire des mois plus tôt, au pétrissage, au séchage, à la première ou à la seconde cuisson. Il faut une bonne mémoire pour déceler nos erreurs, et la prise de notes exhaustives est essentielle.
Je mets de côté certaines des pièces imparfaites en me disant qu’un jour, elles prendront peut-être un sens nouveau. J’en écarte d’autres après avoir tiré une nouvelle leçon. J’ai parfois un pressentiment, avant même d’ouvrir le four, d’avoir raté mon coup et je passe aussitôt à autre chose, imaginant déjà ma prochaine tentative. Dans ce métier, on ne pleure pas sur le passé. Autrement, j’aurais abandonné depuis longtemps. Ainsi, je reste à l’écoute de cette argile qui me sert si bien et dans cette relation de réciprocité – où l’expérience face à l’échec m’enrichit infiniment – je projette de nouveaux rêves sur le prochain pain de terre.
N° 5
Regards sur l’histoire
Avril 2018
par Pascale Girardin illustration par pascale girardin
Dans mes questionnements pour trouver le thème de ce numéro, je me suis mise à réfléchir sur le Mois de l’histoire des Noirs. J’ai eu l’idée de demander à des amis artistes de la communauté noire de Montréal de me raconter des épisodes de l’histoire qui revêtent un sens particulier pour eux.
J’avais l’intention de publier les entrevues réalisées dans Drift tout au long de l’année. Après tout, pourquoi se limiter à un seul mois?
Mais des pensées déroutantes ne cessaient de surgir dans mon esprit : « Pourquoi ce sujet m’intéresse-t-il ? Puis-je me joindre à la discussion du fait que je suis blanche ? » Je remettais en question ma place dans cette conversation et je doutais de ma démarche.
Suivant les conseils d’un ami particulièrement ferré sur le sujet de l’histoire des Noirs, j’ai décidé de diriger mon regard sur une facette de l’histoire qui nous concerne tous – la construction sociale. En effet, le discours dominant que notre culture occidentale et majoritairement blanche transmet a pour effet de créer une version unilatérale qui occulte la profusion de récits riches et complexes de notre humanité. Je crois ainsi que pour mieux se comprendre les uns les autres, il faut accueillir la multiplicité de voix et de perspectives. Cette ouverture est essentielle, car aujourd’hui comme hier, nous participons à l’élaboration de l’histoire.
Dans ce numéro, nous explorons d’abord l’histoire par le biais de la généalogie, puis sous le prisme du jazz, l’un de mes genres musicaux préférés et un incontournable dans mes échanges avec ceux qui y ont collaboré.
Dans Le Harlem du Nord, le DJ Andy Williams nous rappelle l’âge d’or du jazz à Montréal entre les deux grandes guerres; Des racines à la cime propose une prise de conscience sur la multitude de vies qui ont façonné la nôtre; dans Voir autrement, nous découvrons l’œuvre de Jennie C. Jones qui utilise de façon inopinée le minimalisme pour nous confronter à l’absence des artistes afro-américains de l’art moderniste.
« Drift » est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.
Venez flâner avec moi.
Pascale Girardin
par pascale Girardin photo par Saad Al-Hakkak
Le DJ Andy Williams revient sur la période où Montréal vivait à l’heure du jazz.
DJ, animateur de radio et promoteur, Andy Williams est bien connu sur la scène musicale montréalaise. De 2002 à 2017, le cofondateur de The Goods Sound System et son partenaire Scott Clyke tenaient tous les mois des soirées à la Sala Rossa et y ont attiré certains des meilleurs DJ du monde. Williams a grandi au Royaume-Uni mais aussi à New York, à Toronto et en Jamaïque, le pays de sa mère. Influencés par le gospel autant que l’électro, ses goûts reflètent la diversité de ses racines.
J’ai demandé à Williams de collaborer à ce numéro de Drift sur l’histoire. Il m’a suggéré un article qu’il a écrit sur l’époque de l’entre-deux-guerres où Montréal, alors baptisée le Harlem du Nord, était un terreau fertile pour le jazz grâce à l’arrivée d’immigrants noirs de la Nouvelle-Écosse, des États-Unis et des Caraïbes et de leurs influences musicales.
« Quand je travaillais comme coordonnateur scolaire au sein de la communauté principalement noire de la Petite-Bourgogne, le berceau du jazz à Montréal, j’ai rencontré de nombreux anciens combattants qui ont piqué ma curiosité au sujet de l’histoire du quartier », raconte Williams. Son texte pose un regard fascinant sur l’essor fulgurant du jazz dans la Petite-Bourgogne; sur les gens remarquables qui ont joué un rôle clé dans l’épanouissement des talents internationaux comme le pianiste Oscar Peterson, la danseuse de claquettes Ethel Bruneau et le guitariste Nelson Symmond, ainsi que sur les changements qui ont mis fin à cette ère parfois oubliée.
Lire l'article ici. Version anglaise seulement.
Montréal, alors baptisée le Harlem du Nord, était un terreau fertile pour le jazz grâce à l’arrivée d’immigrants noirs de la Nouvelle-Écosse, des États-Unis et des Caraïbes et de leurs influences musicales.
par pascale girardin photos par michel dubreuil
La sculpture Ceci n’est pas un arbre expose la généalogie dans toute sa complexité.
En 2011, on m’a invitée, avec neuf autres artistes des Amériques, à créer une sculpture extérieure sous le thème de l’héritage pour le Symposium international d’art in situ. Chaque artiste disposait d’un site le long des sentiers de quatre kilomètres des Jardins du Précambrien à Val-David, Québec. Le mien consistait en un énorme bloc glaciaire.
J’ai décidé de recouvrir le rocher d’une structure généalogique de filiations cognatiques. Contrairement au modèle agnatique – soit l’arbre généalogique habituel qui retrace les lignées paternelles – le modèle cognatique retrace l’origine des pères ainsi que celle des mères. (Imaginez un schéma de réseau avec vous au centre et vos ancêtres disposés radialement dans toutes les directions.)
On imagine tous les espoirs, les amours, les succès et les malheurs de ces milliers de vie; que d’histoires à raconter!
Pendant plus de deux semaines, mon équipe et moi avons construit l’œuvre intitulée Ceci n’est pas un arbre avec de petits disques en céramique émaillée grise pour représenter les femmes et blanche pour représenter les hommes. Reliés par des fils métalliques, ils cascadaient sur la paroi à partir d’un disque central, noyau de la sculpture, au sommet du rocher. Au total, 2 048 disques ont été utilisés pour illustrer le nombre de personnes qui, en 10 générations, ont participé à la création d’un être.
En observant les innombrables rondelles d’argile, on se rend compte de l’envergure de nos origines. On imagine tous les espoirs, les amours, les succès et les malheurs de ces milliers de vie; que d’histoires à raconter!
De tous les commentaires reçus sur la sculpture, je retiens particulièrement celui d’une amie adoptée à un jeune âge, qui n’a pas connu ses parents biologiques. Elle m’avait confié qu’elle ressentait une forme de vide pour cette raison, mais qu’elle avait trouvé du réconfort en constatant le nombre réel de vies qui avaient formé la sienne.
par pascale girardin
Jennie C. Jones: Compilation Contemporary Arts Museum Houston, 2015-16 Photo: Paul Hester Artwork © Jennie C. Jones, courtesy of Sikkema Jenkins & Co., New York.
Minimalisme et réflexion sur le jazz expérimental et son empreinte par Jennie C. Jones.
L’une des artistes les plus captivantes qui travaillent à revisiter notre perspective de l’histoire est selon moi Jennie C. Jones. La New-Yorkaise exploite le langage de l’art conceptuel – un courant surtout masculin et blanc – pour remettre en question l’appropriation du jazz par les universitaires au fil du temps et son exclusion des arts visuels contemporains. Astucieuses et intrigantes, ses œuvres sont à la fois minimalistes et sobres dans leur forme et complexes et engagées dans leur portée.
Ses pièces audiovisuelles comprennent des peintures abstraites sur panneaux acoustiques, des sculptures à partir de câbles antibruit d’instruments et des clips musicaux par superposition sonore. Le plus émouvant de ceux-ci est sans doute What a Little Moonlight (2007), où elle reprend une seule note du concert de Billie Holiday au festival de jazz de Newport en 1957 dans une complainte envoûtante, presque hypnotique, pour rendre hommage à la chanteuse 50 ans après cette toute dernière prestation.
Le minimalisme a une certaine nature poétique, en ce sens qu’il touche l’équilibre entre le vide et le plein… Le prolongement d’une note unique pouvait mettre en contraste la légèreté et la profondeur. L’abondance de détails ne rend pas nécessairement une œuvre plus enrichissante pour moi.
« Le minimalisme a une certaine nature poétique, en ce sens qu’il touche l’équilibre entre le vide et le plein… Le prolongement d’une note unique pouvait mettre en contraste la légèreté et la profondeur. L’abondance de détails ne rend pas nécessairement une œuvre plus enrichissante pour moi », a confié Jones au Huffington Post.
Jones a expliqué comme suit son désir d’utiliser le modernisme pour se pencher sur la musique afro-américaine et son histoire : « L’un n’est pas incompatible avec l’autre, à mon avis. À travers mes œuvres, je veux mettre en lumière les parallèles entre la musique noire du milieu du siècle (et après) et les principaux courants en « ismes » dans les arts visuels. Mon travail invite en outre à élargir le discours. »
Les pièces de Jennie C. Jones vont bien au-delà des apparences. Caractérisées par la retenue, elles demandent d’ouvrir grand les yeux et de tendre l’oreille.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Discussion avec Malika Tirolien sur Montréal comme ville de jazz moderne.
Le jazz à Montréal est naturellement associé au Festival de jazz international de Montréal (28 juin au 7 juillet). L’événement qui en est à sa 38e édition a évolué au fil des ans et accueille maintenant plus de 3 000 artistes de 30 pays qui offrent un vaste éventail de styles musicaux. Une invitée régulière, la talentueuse Malika Tirolien demeure cependant fidèle au mandat initial du festival. La chanteuse et compositrice montréalaise d’origine guadeloupéenne connaît du succès comme soliste, ainsi qu’au sein du collectif d’improvisation musicale Kalmunity Vibe et du groupe new-yorkais Snarky Puppy et de son projet parallèle, Bokanté, qui signifie « échange » en créole. Inspirée par la musique des Antilles françaises et le jazz traditionnel, elle nous parle du jazz moderne montréalais d’aujourd’hui et de demain.
J’aime la diversité musicale à Montréal. Elle reflète la diversité de ses gens. La musique provient de tellement de cultures qu’il devient difficile de les séparer.
Pascale Girardin: Dans un entretien avec Andy Williams du duo The Goods Sound System, j’ai appris récemment l’histoire de la Petite-Bourgogne en tant que quartier central où a émergé le jazz à Montréal. Je me demande si vous connaissez ce volet de l’histoire montréalaise et comment son héritage se manifeste dans la culture du jazz actuelle?
Malika Tirolien: Un de mes meilleurs amis m’a parlé de la Petite-Bourgogne dernièrement en fait, et c’est en effet dans ce quartier que le jazz a pris naissance et connu ses heures de gloire à Montréal, entre les années 1920 et 1950. J’ai su qu’il y avait un club particulier appelé Rockhead’s Paradise, détenu et fondé par Rufus Rockhead, qui était une véritable institution à l’époque.
L’héritage de cette période est colossal. Elle a façonné le jazz à Montréal jusqu’à aujourd’hui. C’est la Petite-Bourgogne qui a inspiré des gens comme Rouè-Doudou Boicel, propriétaire du Rising Sun Jazz Club à qui l’on doit le premier festival de jazz de Montréal (le Festijazz) à la fin des années 1970, et Charles Biddle, promoteur qui a aussi lancé des festivals de jazz au début des années 1980, à redonner au genre toute sa place dans la ville. Le Festival de jazz de Montréal et les clubs de jazz qu’on connaît en doivent beaucoup à l’œuvre de ces pionniers.
PG: Qu’aimez-vous de Montréal comme port d’attache pour les artistes?
MT: J’aime la diversité musicale à Montréal. Elle reflète la diversité de ses gens. La musique provient de tellement de cultures qu’il devient difficile de les séparer. Je fais partie de Kalmunity Vibe Collective, le plus grand collectif d’artistes au Canada. Le groupe célèbre 15 ans d’improvisation musicale à Montréal grâce à ses rendez-vous hebdomadaires au Petit Campus et au Café Résonance (mon club de jazz montréalais préféré qui offre un menu végétalien).
PG: Comment compareriez-vous la scène du jazz moderne montréalaise à celles d’autres villes?
MT: C’est une scène très fertile, mais avec une atmosphère très détendue comparativement à Paris ou à New York par exemple, où l’agitation est incessante. Ma seule déception par rapport à Montréal est le fait que son immense communauté de musiciens, des talents de tout horizon, ne soit pas représentée équitablement dans les médias traditionnels. Montréal et le Québec dans son ensemble devraient reconnaître cette diversité dans toutes les sphères et donner à tous les artistes québécois la place qui leur revient.
PG: Qu’espérez-vous pour le futur du jazz à Montréal?
MT: J’aimerais qu’il soit représenté par des gens de différentes cultures. Je veux entendre plus de jazz caribéen, de latin jazz, de jazz éthiopien, de jazz hip hop, etc. J’aimerais aussi que de nouveaux clubs ouvrent et que Montréal connaisse un nouvel âge d’or du jazz!
Malika kalmunity Café resonance Snarky puppy
N° 4
Dormance
Janvier 2018
par Pascale girardin photos par Stephany Hildebrand
L’hiver, Montréal est ensevelie sous un épais manteau blanc pendant six mois.
Pour y survivre, il faut savoir l’accueillir. Ceux qui n’y sont pas habitués ont l’impression de traverser une saison inanimée, mais c’est en s’attardant à des détails du paysage qu’on remarque que la vie continue : les herbes sèches des champs qui pointent à travers la neige sont toujours bien enracinées et attendent le printemps pour verdir de nouveau, et les bulles qui apparaissent sous la fine couche de glace formée à la surface d’un étang nous laissent croire que des poissons y nagent malgré le froid.
De nos jours, l’activité est un état permanent. Mais pour ce numéro, nous proposons de freiner notre rythme de productivité et de célébrer la dormance, cette idée que les choses, même au ralenti, se poursuivent, sans intervention de notre part.
En prenant pour exemple le moment de recul qui s’impose au céramiste pendant le processus de séchage, nous explorons l’arrêt temporaire que l’esprit doit s’accorder afin de réaliser son plein potentiel dans « Le cours des choses ». Aussi dans ce numéro : un aperçu du mode d’emploi pour ne rien faire écrit par Yoko Ono et une leçon sur l’étonnant pouvoir des composantes invisibles du terroir sur le goût du vin.
« Drift » est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.
Venez flâner avec moi. Venez flâner avec moi.
Pascale Girardin
Nous proposons de freiner notre rythme de productivité et de célébrer la dormance, cette idée que les choses, même au ralenti, se poursuivent, sans intervention de notre part.
par pascale Girardin Photos par Stephany Hildebrand
L’art du laisser-faire.
La céramique est un apprentissage de la patience. L’argile a besoin de temps pour sécher. Il faut une heure pour que sèche un pétale de fleur en porcelaine et plusieurs mois pour un banc aux parois épaisses.
Dans le séchage, une pièce perd environ 10 % de sa volumétrie. Une céramique de 100 centimètres de long, par exemple, rétrécit d’au moins 10 centimètres. Nous tenons compte de ce phénomène naturel trop lent pour être perçu et afin d’empêcher l’adhérence de l’objet à la planche de bois, nous posons une toile de coton entre le bois et la terre. Ceci permet à la pièce de glisser doucement vers son centre.
Cette propriété de l’argile présente une analogie avec d’autres cycles de vie. Il m’a fallu une dizaine d’années pour prendre conscience de mon cycle de production comme peintre : six mois de travail, puis 18 mois sans création. Si je n’avais pas pris le temps de reconnaître cette tendance, j’aurais facilement pu me comparer à d’autres artistes plus productifs et abandonner cet art. J’ai choisi à la place d’apprivoiser la patience.
J’ai profité des périodes d’accalmie pour voyager, visiter des amis, suivre des cours. J’avais l’impression que les idées ne naissaient qu’au moment même d’être prêtes à concrétiser. Une nouvelle série de tableaux voyait alors le jour, marquant une rupture avec la précédente.
J’ai ainsi appris à accepter ces répits. Comme le séchage de l’argile, ils facilitent notre transition presque imperceptible vers un nouvel équilibre.
par pascale girardin Photos par stephany hildebrand
Coup d’œil sur le mode d’emploi pour ne rien faire de Yoko Ono.
Le concept de dormance qui a inspiré ce numéro s’exprime notamment dans l’idée selon laquelle le « processus » est à la fois le moyen d’arriver à une fin et la foi en soi. L’un des livres les plus merveilleux et éclairants sur cette notion est Grapefruit: A Book of Instructions and Drawings écrit par Yoko Ono.
Elle y propose de nombreuses directives pour créer des œuvres d’art. Certaines sont faciles à mettre en pratique :
Shadow Piece Put your shadows together until they become one. 1963
Quelques-unes sont plus complexes :
Tape Piece I Take the sound of the stone aging. 1963 autumn/
Et d’autres sont un peu des deux :
Stone Piece Find a stone that is your size or weight. Crack it until it becomes a fine powder. Dispose of it in the river. (a) Send small amounts to your friends. (b) Do not tell anybody what you did. Do not explain about the powder to the friends to whom you send. 1963 winter
J’aime cet ouvrage parce que les instructions n’entraînent aucun aboutissement précis. Les actions décrites ne mènent nulle part et ne produisent rien. Leur but est plutôt de découvrir des expériences dont seul l’auteur peut se réjouir.
When people ask me what the most important thing is in life, I answer: ‘Just breathe.’
par Pascale Girardin livre gracieuseté de la famille grivot
À la découverte du vin en Bourgogne.
J’ai rencontré les vinificateurs français Étienne et Marielle Grivot à l’occasion d’une fête dans un chalet à Estérel au Québec il y a sept ans. Apprenant que je serais à Paris plus tard dans l’année pour superviser l’installation d’une œuvre dans le grand magasin Printemps, ils ont insisté pour que je les visite à leur domaine en Bourgogne.
Le couple m’a accueillie chaleureusement, puis m’a invitée à m’asseoir à la table de cuisine. J’éprouvais une certaine nervosité, car même si j’avais développé un goût pour le bon vin, j’étais loin d’être une connaisseuse.
Juste avant d’entamer le copieux plat de canard confit, Étienne a ouvert une bouteille et m’a versé un verre. Dès la première gorgée, je me suis sentie transportée ailleurs. Mais lorsqu’ils m’ont demandé mon avis sur le vin, j’ai timidement répondu que mon vocabulaire vinicole n’était pas assez riche pour m’exprimer. « Chacun a ses propres mots, a dit Étienne. Décris-nous ce que tu as senti. »
Je me suis donc lancée en expliquant que je m’étais sentie bercée par des chants grégoriens dont la douce harmonie était aussi enveloppante qu’un voile de soie, et que j’avais senti ses notes boisées et son capiteux parfum d’encens. À la fin de ma description, ils m’ont regardée en silence, puis Marielle s’est exclamé : « Elle a un bon nez! »
Ils m’ont raconté que les pierres utilisées dans la construction des églises gothiques de la région provenaient du sol dans lequel poussent les vignes, et que les bancs étaient fait du même chêne qu’on utilise dans la confection des fûts. Telle était l’essence même du terroir – les éléments d’une région qui s’unissent pour influencer l’arôme des raisins.
« Tout ce que tu as décrit se trouve dans ce vin », m’a assuré Étienne.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Une invitation au farniente.
À l’image de l’ouvrage Grapefruit de Yoko Ono (voir « L’éloge de l’oisiveté »), j’ai conçu il y a dix ans une série d’autocollants représentant des parenthèses vides. Mon but était de célébrer « rien ».
J’étais fort occupée à cette époque : je suivais des cours, je réalisais divers projets et je travaillais à attirer l’attention sur mes activités. L’Internet était encore nouveau, mais nous avions compris que l’autopromotion et la publicité en ligne étaient cruciales au succès. J’avais aussi déjà saisi que l’usage du web pouvait devenir malsain si on n’en décrochait pas périodiquement. J’avais besoin d’un temps de recul.
Mon projet s’inspirait du bouddhisme zen qui nous appelle à nous détacher des notions d’action et l’inaction, de sens et de non-sens. À défaut d’avoir d’autres mots, nous utilisons le terme « rien » pour désigner cet espace. Mais en fait, « ne rien faire » signifie « ne faire aucune chose ». Par la méditation, on recherche l’équilibre à partir de cette forme de vide.
J’ai alors eu l’idée de lancer un défi à mes connaissances artistes : par le biais de la blogosphère en plein essor, je les ai invitées à célébrer avec moi « rien ». J’ai reçu très peu de réactions (à moins qu’on interprète ce silence comme la réussite du défi). À vrai dire, seule une personne a répondu à l’appel. Un ami danseur est monté au sommet du mont Royal à Montréal et a dansé pour… aucune raison.
J’avais aussi déjà saisi que l’usage du web pouvait devenir malsain si on n’en décrochait pas périodiquement. J’avais besoin d’un temps de recul.
N° 3
Le perfectionnement
Septembre/octobre 2017
par pascale girardin œuvre d'art by Pascale girardin
Je cultive un intérêt de longue date pour les ouvrages d’érudits (mes suggestions plus loin), et depuis deux ans, j’étudie à l’Université du Québec à Montréal dans le programme de maîtrise en arts visuels et médiatiques.
Cette tendance naturelle vers le monde académique m’inspire à en faire le thème de ce numéro.
Étudiant ou non, l’arrivée du mois de septembre évoque la « rentrée scolaire ». C’est ce moment doux-amer qui met fin aux paisibles journées d’été et qui marque le retour à la routine et à un horaire structuré. Si vous êtes comme moi, vous accueillez ce vent nouveau avec enthousiasme.
C’est le temps du grand ménage de la maison. Comme vous le lirez dans Code d’éthique, nettoyer mon studio est un exercice méditatif qui revitalise l’esprit autant que le lieu de travail. C’est aussi le temps de se lancer de nouveaux défis, tel qu’un projet personnel qui nous entraîne hors de notre zone de confort – je vous raconte le mien dans « Dépassement ». L’automne est également propice à la lecture. Dans « Au-delà du regard », je propose quelques titres essentiels sur le processus créatif d’un point de vue philosophique et anthropologique. L’éveil à la créativité change le cours d’une vie, peu importe la discipline.
« Drift » est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.
Venez flâner avec moi.
Pascale Girardin
by pascale Girardin œuvre d'art by Pascale girardin
Nouveau regard en terrain connu.
Cette pause m’a obligée à réévaluer mes objectifs. Je caressais l’idée de faire une maîtrise en arts visuels, mais pour être en mesure de trouver de nouvelles idées, je sentais la nécessité de m’éloigner physiquement et mentalement de mon espace de création commerciale. C’est ainsi que dans la force de l’âge, je suis retournée aux études.
Les questions se sont vite bousculées dans ma tête. Qu’allais-je créer grâce à cette nouvelle liberté? Quel nouveau média allais-je découvrir? Quelle œuvre pourrais-je présenter à la première exposition qui serait cohérente avec ma pratique, sans toutefois me répéter? Me rappelant la maxime Écrivez ce que vous savez, un de mes professeurs qui avait remarqué mes préoccupations m’a dit : « Vous possédez une mine d’expérience, utilisez-la! »
C’est à ce moment que je me suis tournée vers ma table de travail et que j’ai commencé le pétrissage de l’argile. Ce geste rythmique sert de préambule à la création d’une œuvre et prépare la terre afin de l’homogénéiser et de la transformer par la suite. De plus, ce rituel familier prépare mon corps et apaise mon esprit. En effet, il est impossible pour moi de retrouver cette sensation de calme devant un écran ou une page blanche. (Pour ceux et celles qui n’ont pas d’argile sous la main, sachez que tout travail manuel produit cet effet d’apaisement, que ce soit de pétrir une pâte à pain ou de laver de la vaisselle.)
La masse d’argile gisait sur la table lorsque j’ai décidé spontanément de la photographier avec mon téléphone. Le résultat m’a agréablement étonnée. Le flash déclenché de façon inattendue avait créé un effet d’aplanissement de l’argile et de ses marques sur la surface de travail. L’image reflétait la beauté et la texture en superposition s’apparentant au collage. Cette séance de pétrissage et de photo m’a présenté une nouvelle perspective de la céramique – j’avais devant moi quelque chose d’à la fois familier et d’étranger. Familier, car l’acte de pétrissage est le premier geste que je pose pour entamer mon travail en céramique et étranger, car l’image produite était soustraite de tout contexte de production.
À l’exposition de groupe en décembre, j’ai présenté une série de photographies issues de cette expérience, accompagnées d’enregistrements audio et vidéo des micro-événements témoins de mon processus d’élaboration, comme le mouvement du tour de potier et du malaxeur d’argile. Au fil de ce projet, j’ai trouvé le sujet de mon mémoire. J’étais exploratrice dans mon propre univers.
Cliquez ici pour regarder la vidéo.
Ce geste rythmique sert de préambule à la création d’une œuvre et prépare la terre afin de l’homogénéiser et de la transformer par la suite. De plus, ce rituel familier prépare mon corps et apaise mon esprit. En effet, il est impossible pour moi de retrouver cette sensation de calme devant un écran ou une page blanche.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Performer le risque.
Dans le contexte académique comme dans la vie de tous les jours, l’apprentissage de nouvelles compétences sous-entend de repousser ses limites personnelles. Pour moi, c’est dans le contexte du forum annuel des étudiants à la maîtrise en arts visuels et médiatiques que j’ai connu mon premier dépaysement.
Le principe de l’activité est simple : les étudiants montrent le progrès de leur travail par le biais d’une présentation PowerPoint et en discutent ensuite avec leurs pairs. Mais la faculté des arts étant vouée au développement de la créativité, certains étudiants ont remis en question cette méthodologie. Mon groupe de travail, nommé Gestes et composé essentiellement d’artistes de la performance, était d’avis que la forme d’exposé ne convenait pas à ses pratiques. Enthousiastes, nous avons unanimement décidé que chaque membre performerait sa présentation. Je n’avais aucune idée à quoi m’attendre.
Le jour venu, j’étais nerveuse de livrer ma toute première performance. Accompagnée d’un enregistrement audio de mes réflexions au sujet d’un bol à thé en céramique, j’ai mis une toile par terre, sur laquelle j’ai déposé vingt petits bols sur des carrés d’argile sèche en guise de soucoupes. J’ai ensuite rempli les bols d’eau et un de mes coéquipiers les a distribués aux spectateurs. Tandis qu’ils buvaient et manipulaient les bols pour découvrir d’eux-mêmes les sensations dont je parlais dans l’enregistrement, j’ai réuni les soucoupes et, à l’aide d’un rouleau à pâte, je les ai écrasées dans la toile. J’ai rassemblé les morceaux au centre et je les ai transférés dans un contenant, puis j’ai plié et rangé soigneusement la toile derrière moi, et enfin, je suis demeurée immobile en attendant que la bande sonore prenne fin.
Pris à part, ces gestes font partie de mon rituel de travail. Mais les exécuter devant un public était tout à fait nouveau pour moi. Ont-ils eu l’effet voulu? Oui. Était-ce angoissant? Vraiment! Heureusement, mon stress s’est envolé lorsque mes camarades m’ont approchée pour me confier que ma présentation les avait touchés.
Le monde universitaire nous permet d’expérimenter et de prendre des risques, mais selon moi, on ne doit jamais cesser de se lancer des défis personnels. Quel est le rêve que vous entretenez mais que vous avez peur d’essayer de concrétiser? Pourquoi ne pas en faire votre objectif pour cette année scolaire? L’excitation liée aux premiers pas réussit souvent à éclipser les craintes.
Dans le contexte académique comme dans la vie de tous les jours, l’apprentissage de nouvelles compétences sous-entend de repousser ses limites personnelles.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand et pascale girardin
Trois livres qui aiguisent les sens.
Je me passionne pour la lecture sur le sujet de la créativité et en particulier sur le rôle de nos sens dans le processus créatif. Ces trois ouvrages sur ma table à café en mettent plein la vue (et les oreilles) en examinant les manières dont nous nous imprégnons du monde qui nous entoure.
La terre et les rêveries de la volonté (1948)
Le philosophe français du 20e siècle Gaston Bachelard se penche dans cet essai phare sur la mystérieuse forme de conscience que nous appelons la rêverie. Il vise à la définir et à la distinguer des autres états de rêve. Selon lui, les rêves faits en dormant ont une structure narrative tandis que la rêverie est un voyage de l’esprit qui donne libre cours aux pensées au fil des actions, en pleine conscience. Dans cet ouvrage, Bachelard étudie comment les différentes facettes du monde minéral peuvent nous transporter dans un univers propice à la rêverie. Ainsi la pierre que l’on cisaille ou la main pétrisseuse d’une pâte molle (ou celle qui caresse le ventre d’un chat!) influent sur notre manière d’aborder le monde. C’est captivant de lire cet illustre penseur qui scrute le quotidien et qui nous fait réfléchir sur l’effet dans notre vie de ces états de l’être auxquels on s’attarde peu.
Making: Anthropology, Archeology, Art and Architecture (2013)
Dans ce livre, l’auteur et anthropologue social Tim Ingold décortique l’importance des sens dans l’activité de « faire » et celle de notre relation à la matière dans la découverte de soi-même. Il présente un point de vue fascinant sur les objets du quotidien dans leur contexte historique et social. Dans un passage mémorable, Ingold explique de façon frappante le geste de scier une planche de bois, décrivant dans les moindres détails la sensation du grain sous ses doigts et de la poignée de la scie dans sa main, ainsi que l’effet des dents de l’outil dans le bois. Il s’appuie aussi sur l’exemple d’un peigne ancien en retraçant l’évolution de l’objet à travers les siècles, de l’artisan à l’utilisateur, pour nous faire voir le monde d’un autre œil.
Silence: Lectures and Writings (1961)
Compositeur et philosophe, John Cage est surtout connu pour son œuvre musicale 4’33 » composée en 1952, où un interprète joue en silence au piano pendant quatre minutes et trente-trois secondes. La pièce remet en question la notion du silence, car même dans l’absence de musique pendant l’interprétation, les auditeurs entendent les sons de l’environnement. Cage s’est inspiré de la méthode de divination chinoise Yi Jing pour créer ses partitions musicales avant-gardistes. Son premier et plus influent livre, Silence, étudie les sons sous toutes ses faces. Il explore notamment les sons que nous percevons comme agréables ou désagréables, le caractère crucial des pauses entre les sons en musique et la façon dont la prose peut reproduire la structure rythmique de la musique. Cage nous fait porter attention à tous les moindres bruits qui nous entourent, où que nous soyons, et met en lumière toute leur valeur dans notre existence.
par pascale Girardin main photograph courtesy of the artist photos par pascale girardin
C’est au fil de la création que le céramiste néerlandais Anton Reijnders découvre de nouvelles significations.
Les œuvres d’Anton Reijnders incarnent ce que les philosophes grecs anciens appelaient la poïétique. Le terme décrit le processus par lequel on fait naître quelque chose qui n’existait pas auparavant – même en pensée. Le plasticien néerlandais et fondateur du European Ceramic Work Centre crée des pièces en combinant l’argile à des matières comme le bois et le métal, sans toutefois déterminer d’objectif précis au préalable. Il laisse ainsi les matériaux apporter un sens, favorisant de nouvelles interprétations au fur et à mesure de la création et longtemps après l’achèvement de l’œuvre.
Le travail de Reijnders réunit ce qu’il appelle de « vieilles connaissances » – des formes récurrentes reproduites par des méthodes de coulage en barbotine et ses pièces « toutes faites mais faites à la main », des pièces uniques telles que des piles de plaques d’argile ou de grands vases en forme d’amphore au style brut – qui créent des liens avec le public et entre les œuvres elles-mêmes. Il cherche à comprendre le monde en conjuguant matériaux, méthode et temps.
J’ai eu l’occasion d’assister à une classe de maître offerte par Reijnders cet automne à Burlington, en Ontario, qui proposait aux participants une série d’explorations visant à remettre en question leurs aprioris. Par exemple, pourquoi trouvons-nous une chose belle ou laide? Comment notre sens de l’observation est-il influencé par ce que nous « pensons voir » plutôt que ce qui est réellement devant nous? Selon Reijnders, l’état d’ouverture, de vigilance et de sensibilité aux éléments d’une œuvre en tant que créateur doit se maintenir longtemps après la réalisation de celle-ci. C’est ainsi que nous découvrons de nouvelles significations et continuons de nous investir dans la création et l’expérience artistique.
J’ai quitté le cours de Reijnders avec plus de questions que de réponses, mais selon son approche, c’est la meilleure chose qui puisse arriver à un artiste.
La créativité est liée à notre capacité d’être ouvert à des circonstances opportunes qui vont au-delà d’un résultat projeté. Cela distingue la création de la production.
par pascale Girardin photos par stephany hildebrand
Trois principes élémentaires au sein de l’atelier.
Je suis peut-être étudiante, mais aux yeux de mon équipe du studio, je suis enseignante. Les trois principaux fondements que je lui transmets s’appliquent en fait dans toutes les sphères de la vie.
Présence
L’art de la céramique exige une sensibilité aux bouts des doigts. Je dis souvent qu’il faut redécouvrir le sens du toucher. J’encourage mon équipe à s’arrêter pour observer comment leur main réagit à une surface douce ou dure. Pour réussir une œuvre, on doit être attentif aux sensations. La céramique ne concerne pas que l’argile, c’est une discipline complète qui doit favoriser de conscience de soi.
Propreté
La préparation est au cœur de notre travail. Tous les soirs, l’équipe sort les seaux et nettoie l’atelier pour partir à neuf le lendemain matin avec de l’eau propre, des éponges propres, une table propre et un plancher propre. C’est une façon de purifier l’esprit pour se concentrer entièrement à l’argile. Et dans un studio net, on a une vision claire au moment de contempler l’œuvre achevée.
Élégance
Pour moi, l’élégance est très simple : il s’agit d’arriver à ses fins le plus naturellement possible, sans aucun geste superflu. À l’opposé de ce savoir-faire, la maladresse crée un air d’angoisse et de confusion. L’élégance, c’est la maîtrise de soi; c’est savoir anticiper, préparer l’esprit et le corps à une tâche et doser ses efforts pour faire naître une œuvre magnifique.
N° 2
Renouveau
Juillet/août
par pascale girardin photo par stephany hildebrand
Idées et inspirations à partir du studio de Pascale Girardin
Ce numéro a pour thème le renouveau : le geste de transformer quelque chose, de lui donner un air neuf. Le changement peut être de nature physique, comme le fait mon ami et mentor Kinya Ishikawa en récupérant les pots brisés de centaines de céramistes du Québec et d’ailleurs dans un jardin monumental. Il peut aussi être impalpable, comme une œuvre qui aboutit de façon inattendue, à laquelle je donnerai une nouvelle direction grâce à un changement de point de vue.
De plus, je vous emmène au Japon, où la réutilisation et la métamorphose d’objets du quotidien sont au cœur de la vie.
Drift est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.
Venez flâner avec moi.
Pascale Girardin
Drift est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.
par pascale girardin photo par stephany hildebrand
Le sanctuaire de Kinya Ishikawa, une structure unique en son genre.
Kinya Ishikawa a construit sur sa propriété à Val-David, au Québec, ce que j’appelle le temple. Pas de briques ni de mortier pour l’ériger; ce sont plutôt des pièces de céramique cassées qui constituent les murs de ce monument faisant honneur aux œuvres humaines.
Potier autodidacte, Ishikawa est mon mentor depuis 20 ans. Ex-membre de l’équipe de bobsleigh japonaise, il est arrivé au Canada après la Coupe du monde de bobsleigh de 1969, est tombé amoureux du Québec et a décidé de s’y établir. Bien qu’il parlait à peine le français et l’anglais, il a décroché un emploi de concierge dans un studio de poterie de Montréal en échange d’une pension. Intrigué par le tour de potier, il a convaincu le propriétaire de lui permettre de l’essayer la nuit. Issu d’un milieu modeste, il est devenu l’un des potiers les plus inspirants de la province.
Toujours prolifique, l’artiste septuagénaire offre sa maison dans les Laurentides comme lieu de rassemblement pour les céramistes. Depuis 1989, il y organise l’événement 1001 Pots (du 7 juillet au 13 août 2017) qui présente pendant un mois les céramiques de plus d’une centaine de studios. L’aménagement avec tables à ciel ouvert et caisse centrale permet aux visiteurs de découvrir de première main les œuvres. Ils peuvent aussi échanger avec les exposants, qui passent chacun quatre jours sur place comme guide bénévole pendant l’exposition.
Ce temple, qu’Ishikawa a nommée Jardin de silice, est en fait une structure de plusieurs chambres construite avec des murs à double paroi en treillis de fer, à l’intérieur desquels s’empilent des milliers de pots cassés (les siens et ceux d’artistes en visite). Au fil du temps, branches d’arbres et vignes ont entrelacé les cloisons, donnant au lieu un caractère enchanteur. Le jardin reflète à merveille la passion de Ishikawa pour le travail d’une vie.
J’accumule toute l’année des tessons pour sa collection. En plus de réduire les déchets, elle m’aide à faire le deuil d’une sculpture trop cuite ou d’un vase échappé, car je sais qu’ils auront une deuxième vie dans un endroit splendide.
par pascale girardin photo par pascale girardin
Une visite au Japon révèle la beauté saisissante de l’évanescence.
Entre Noël et le jour de l’An, les Japonais ont l’habitude de faire le ménage de leur foyer pour démarrer l’année sur de nouvelles bases. J’ai déjà séjourné à Kyoto pendant cette période. Comme les magasins étaient fermés et que bon nombre de citoyens avaient quitté la ville pour les fêtes, j’ai visité les seuls lieux ouverts : les temples.
Au célèbre jardin zen du monastère Ryōan-ji, des jardiniers se succèdent depuis cinq siècles pour ratisser le fin gravier, y renouvelant les empreintes tout en préservant la patine naturelle du temps. Dans la tradition bouddhiste zen, de telles transformations au fil des années confèrent aux objets leur beauté. Les Japonais aiment les choses anciennes et l’acte de leur donner une seconde vie est considéré comme une forme d’art. Le boro, cet art textile qui transforme de vieilles étoffes en une mosaïque vivante, et le kintsugi, une technique de réparation de porcelaines brisées au moyen de coutures d’or et d’argent, en témoignent.
En tant qu’artiste, j’avais étudié et cru comprendre le concept japonais mono no aware, que l’on pourrait traduire par « l’empathie envers les choses ». J’ai toutefois été surprise de reconnaître cette philosophie à l’œuvre jusque dans les plus petites choses. J’ai croisé dans un temple une rangée d’arbres centenaires dont les branches noueuses défiaient les lois de la gravité. Mais plutôt que de couper les parties fragiles ou de les laisser casser d’elles-mêmes, les paysagistes du temple ont lié les branches avec de la corde et les ont appuyées sur des béquilles de bois. C’était touchant d’admirer ces arbres soignés comme s’ils étaient des vieillards. Un peu d’amour suffisait pour leur permettre de s’épanouir encore.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Les installations du nouveau Nobu Downtown s’inspirent d’un art japonais ancien.
En mai, j’ai eu l’immense plaisir de prendre place dans l’intime salle Sake du restaurant Nobu Downtown à New York, pour y déguster l’exquise cuisine fusion japonaise du chef Nobu Matsuhisa (incluant le sashimi de sériole, les gyoza au bœuf wagyu et la barre au caramel et sobacha). J’ai profité de cette mémorable soirée entourée de membres de la talentueuse équipe de mon studio à Montréal, mais aussi de plus de 70 bouteilles de sake uniques, créées spécialement pour cet espace privé.
L’ouverture récente de Nobu Downtown symbolise le renouveau dans tous les sens du terme. Elle est d’abord le fruit d’un partenariat de plus de vingt ans entre Robert De Niro et Matsuhisa – l’acteur avait rencontré puis convaincu le chef installé à Los Angeles d’ouvrir dans le quartier Tribeca en 1993 le premier Nobu. Et comme Downtown succède au restaurant de Tribeca à titre d’adresse phare de la marque à New York, son arrivée marque aussi le point culminant de la collaboration entre Matsuhisa et David Rockwell; on doit au célèbre designer la conception du premier Nobu et de plus de 30 restaurants du chef étoilé dans le monde.
C’est le groupe Rockwell qui m’a invitée à participer au design de la salle Sake, pour laquelle j’ai conçu une série de bouteilles en grès tournées à la main et décorées d’un coup de pinceau, posées sur deux étagères allant du plancher au plafond – ainsi qu’à créer deux autres installations dans l’établissement. L’une est une murale de carreaux et de blocs de céramique émaillés dans un camaïeu de bleus qui orne les murs d’une salle privée. L’autre s’étend sur deux murs de plâtre vénitien et compte plus de 3 500 pièces de céramique façonnées individuellement. Vues de près, elles ressemblent à des briquettes de charbon de bois. Vues de loin, elles font penser à deux majestueux coups de pinceau.
Les trois œuvres s’inspirent du sumi-e, l’art japonais de la peinture à l’encre. Au centre du design de Rockwell, cette méthode ancienne est omniprésente dans le décor du restaurant de plus de 1 000 mètres carrés : on y fait allusion dans les accents noirs des lampes votives comme dans l’œuvre suspendue de l’artiste new-yorkais John Houshmand qui évoque des traits de pinceau. Être assise dans cet espace où cohabitent des formes d’art intemporel et un design résolument moderne est une expérience aussi sublime que goûter à la morue charbonnière au miso de Nobu.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Coup d’œil sur l’art boro.
C’est en cherchant dans Google les mots « mosaïque de tissus indigo japonais » que j’ai appris le nom des textiles dont je me suis éprise dans mes voyages à Tokyo et à Kyoto : le boro, un art populaire né du désir de recycler des tissus usés mais encore récupérables.
Contrairement à la courtepointe occidentale confectionnée à partir de carrés et de motifs symétriques, le boro utilise des morceaux de taille et de forme aléatoires qui lui confèrent un style vivant particulièrement frappant. Leur couleur indigo est essentiellement la seule chose qu’ont en commun les étoffes lignées, à carreaux ou aux jolis motifs végétaux.
J’ai aussitôt aimé ces textiles qui me rappellent le cobalt que j’affectionne particulièrement, ainsi que tous les efforts investis dans la création de mes propres formules de glaçures bleues. Alors lorsqu’on m’a confié le design d’un mur central au Nobu Downtown à New York, le boro m’a servi d’inspiration. L’œuvre est une mosaïque en deux et en trois dimensions, composée de tuiles et de blocs de céramique dans une dizaine de déclinaisons de bleu obtenues en variant leur emplacement dans le four, et éclairée par des lampes votives DEL intégrées à même l’installation. C’est merveilleux de penser que les murs de l’un des restaurants les plus réputés de Manhattan rendent hommage à un art populaire peu connu de l’autre bout du monde.
par pascale girardin photos par ginga takeshima et stephany hildebrand
Un changement de perspective fait naître des sculptures totem.
Depuis quelques années, mes sculptures totem font partie intégrante de mon travail. Je crée ces colonnes texturales uniques en superposant plusieurs céramiques de formes et de tailles différentes. C’est un processus libérateur pour moi, car contrairement au travail très précis qu’exigent mes installations, je réalise les totems de façon intuitive.
Chaque composante des totems devait être, à l’origine, une œuvre individuelle et entière. Mais parfois, le résultat à la sortie du four n’est pas celui que j’avais prévu. Ne sachant pas quoi faire de la pièce, je la range sur une étagère, sans toutefois la faire disparaître de mon champ de vision.
Selon le bouddhisme zen, c’est lorsqu’on abandonne sa conception de ce qu’une chose est censée être qu’on l’apprécie pour ce qu’elle est. J’ai appris à mettre de côté ces céramiques et à attendre d’être prête pour elles (plutôt que d’attendre qu’elles soient prêtes pour moi). Puis, après des jours, des semaines et même des mois de gestation, je fais des liens nouveaux et l’une d’elles se dévoile enfin. Un totem voit le jour.
Les étagères de mon studio sont devenues pour moi une source infinie de créativité. Il faut faire confiance à sa curiosité et s’ouvrir aux découvertes fortuites. Au lieu de renoncer à une idée, je m’accorde le temps de la réhabiliter.
Selon le bouddhisme zen, c’est lorsqu’on abandonne sa conception de ce qu’une chose est censée être qu’on l’apprécie pour ce qu’elle est. J’ai appris à mettre de côté ces céramiques et à attendre d’être prête pour elles.
N° 1
La tête dans les nuages
Mai 2017
Par Pascale Girardin Photos par Stephany Hildebrand
Idées et inspirations à partir du studio de l’artiste
Bienvenue au premier numéro de Drift, une publication bimensuelle consacrée à mes œuvres et à leurs inspirations. J’ai eu l’idée en visitant des designers, souvent aussi intrigués par des images aperçues sur l’écran de mon téléphone – d’échantillons de mon studio, d’un buste d’argile fait dans la grange d’un ami ou encore d’une collection de cuillères anciennes – que par mes pièces en céramique à leur présenter.
Drift, équivalent du mot errance dans ma langue maternelle, traduit pour moi le processus de la réflexion créative. C’est le fait de vagabonder, de prendre parfois des chemins de traverse ou une mauvaise direction, mais d’aboutir à une nouvelle découverte.
Les méandres de l’esprit sont parfois mystérieux. De fait, des influences d’apparences diverses (comme le contenu de mon téléphone, par exemple) semblent converger comme par magie, en une idée achevée. Il ne reste qu’à s’accorder le temps et l’espace nécessaires pour en apercevoir les rouages. En ce sens, Drift est un hommage à la flânerie, cette douce activité qui donne libre cours à l’imaginaire et aux affiliations étonnantes qui en découlent. Dans ce numéro et les autres qui suivront, nous explorerons des thèmes qui serviront à relier les points épars entre mon travail et ses inspirations.
Venez flâner avec moi.
Pascale Girardin
Drift est un hommage à la flânerie, cette douce activité qui donne libre cours à l’imaginaire et aux affiliations étonnantes qui en découlent.
Détour par les ruelles de la métropole.
Au début de la vingtaine, sac au dos, j’ai sillonné les États-Unis pendant deux ans. C’était avant les courriels, les cellulaires et le couchsurfing. Quand j’arrivais quelque part, je cherchais une cabine téléphonique et je disais par exemple à la personne au bout du fil : Salut, je suis l’amie de Jim. As-tu reçu ma lettre?
Depuis ce voyage, je continue à emprunter des chemins moins fréquentés. Je choisis de marcher dans les ruelles plutôt que dans les rues principales. Nos ruelles ne sont pas comme certains se les imaginent. À Montréal, comme les immeubles donnent directement sur le trottoir, c’est à l’arrière que la vie se passe. Les gens sont fiers de ces espaces, ils les entretiennent et les embellissent. Ils interdisent parfois aux voitures d’y circuler pour tenir une fête de quartier ou laisser les enfants passer l’Halloween en toute sécurité. Il arrive même que les résidents se mobilisent pour en fermer une définitivement et la transformer en ruelle verte.
En glissant un œil entre les treillis des clôtures, on aperçoit un jardin fleuri ou une famille autour du barbecue. Mais le plus souvent, on n’y croise que des chats. À l’écart de l’agitation urbaine, les ruelles offrent un itinéraire différent de A à B, propice à la rétrospection. Aujourd’hui encore, quand j’emprunte une ruelle, la globe-trotteuse en moi pousse un soupir de satisfaction.
Une ville chinoise inspire une vitrine pour Harry Winston et une leçon sur le dépaysement.
Née au Canada français, ayant grandi aux États-Unis, puis retournée au bercail, j’ai passé ma jeunesse en quête d’identité. Comment répondre à la question « D’où êtes-vous? » quand on a une citoyenneté et une culture différentes? Il en va de même pour mon art. Les gens m’interrogent souvent sur mes sculptures totem : tambours d’Afrique ou vases d’Extrême-Orient? La vérité : à la fois les deux et ni l’un ni l’autre.
Il y a quelques années, j’ai entendu parler des enfants de la troisième culture (Third Culture Kids ou TCK, comme on les appelle en anglais). Ce sont les fils et filles de militaires, de diplomates et de missionnaires ou, dans mon cas, d’universitaires expatriés. Des études ont révélé que loin d’être traumatisés par leur enfance nomade, ils manifestent à l’âge adulte d’excellentes capacités d’adaptation.
Comme j’avais trouvé un nom pour ma tribu nomade, le questionnement identitaire s’est transformé en sensation de liberté. Je demeurerais une touriste devant l’éternel.
Je séjournais à Jingdezhen, la capitale de la porcelaine chinoise, où j’avais été particulièrement éblouie par la technique des fleurs en céramique, lorsque j’ai reçu un appel de la directrice artistique d’Harry Winston. Elle voulait une installation qui ornerait les vitrines de ses bijouteries dans le monde entier en l’honneur du lancement de la collection Sunflower. Je suis aussitôt retournée au quartier des ateliers de Jingdezhen, appelé Sculpture Factory. Je devais suivre une formation intensive sur la technique florale traditionnelle et apprendre à confectionner des pétales chinois pour ce joaillier américain.
Les découvertes faites par hasard et l’observation avec le regard neuf d’une étrangère ont marqué cette expérience. Les voyages nous forment de bien des manières : ils aiguisent notre curiosité et nous font voir les possibilités qui s’offrent à nous. C’est vrai pour tous, enfants de troisième ou de première culture.
Photographie par Gabriel Orozco Astroturf Constellation, 2012 Impression jet d'encre 44 x 54 pouces Solomon R. Guggenheim Museum, New York Don de l'artiste, 2013 2012.119.13
L’artiste vedette du mois Gabriel Orozco crée des liens entre des choses disparates.
Gabriel Orozco incarne bien le thème de la « flânerie », cette promenade sans but précis qui précède l’émergence d’une idée entièrement constituée. Pour créer Astroturf Constellation (2012), le sculpteur mexicain établi à Tokyo a visité un terrain de soccer à New York. Il y a rassemblé les déchets abandonnés par les spectateurs et les a photographiés. Puis, il a combiné les objets hétéroclites – emballages de bonbons, lambeaux de ballons, lacets, plastique – pour en faire une installation. L’artiste a transformé ces débris en œuvre d’art.
Pour Sandstars (2012), il a recueilli des détritus sur les rivages d’Isla Arena, au Mexique, les organisant par dimensions et par couleurs. Ce travail lui a permis d’établir des liens visuels entre des objets épars. Il résume ainsi sa pensée dans une entrevue accordée à Artforum : « Lorsqu’on regroupe des éléments de diverses origines, on forme une constellation, un groupe d’associations qu’on peut s’approprier d’une manière ou d’une autre. »
L’artiste a récemment mis au jour sa philosophie de la constellation en la sortant de la galerie pour l’intégrer à l’espace public. En janvier, la South London Gallery a inauguré un jardin conçu par l’artiste. Aboutissement de six ans de travail, ce lieu a été aménagé avec des milliers de pierres formant des spirales autour des végétaux. Au ras du sol, les visiteurs suivent ces sentiers circulaires pour une promenade méditative. Depuis les fenêtres à l’étage de la galerie, ils admirent le chef-d’œuvre dans son ensemble. De la collecte d’objets sans usage à l’architecture de paysage, Gabriel Orozco fait naître la beauté.
Un été dans une vieille grange donne naissance à une série de bustes.
C’est fascinant de voir où erre l’esprit quand on fait quelque chose pour soi. L’été dernier, mes amis Nancy et Frank m’ont prêté leur grange à l’auberge The Wilfrid Farmhouse, dans le comté de Prince Edward, en Ontario. J’y ai donc passé mes vacances, loin de mon studio et de ma maîtrise en beaux-arts.
La grange était remplie de vieux objets agraires, accumulés au fil de cent ans d’exploitation de la ferme. Elle abritait aussi des poules pondeuses qui picoraient le sol à mes pieds tandis que je transformais une porte abandonnée en table de travail.
Ce milieu champêtre évoquait pour moi l’art populaire et ses artisans, des gens ordinaires qui créaient de magnifiques objets sur leurs tables de cuisine et leurs vérandas, sans aucune prétention artistique. Je réalisais depuis un moment des petites têtes de poupées en porcelaine dans un style folklorique, et la grange m’a inspirée à poursuivre l’idée et à produire une série de bustes.
Mon travail de maîtrise est très introspectif et exige une recherche intense. Ces têtes en sont l’antithèse : ce sont des pièces figuratives faites sans intention particulière. Ressourcée, j’ai quitté la ferme et je les ai vernies de bleu. Comme coiffées d’un heaume ou d’un voile, ces œuvres ont à présent une allure médiévale.
Je les adore. Elles dégagent quelque chose de brut et de pur, le résultat du besoin de plonger en moi-même et de créer comme une enfant. Dans cette grange, j’ai appris que la créativité passe parfois par la pensée de l’artisan : transcender les couches sociales pour aller directement au fondement, au cœur de sa personne, hors de la culture et du temps.
La créativité passe parfois par la pensée de l’artisan : transcender les couches sociales pour aller directement au fondement, au cœur de sa personne, hors de la culture et du temps.