N° 1
La tête dans les nuages
Mai 2017
Par Pascale Girardin Photos par Stephany Hildebrand
Idées et inspirations à partir du studio de l’artiste
Bienvenue au premier numéro de Drift, une publication bimensuelle consacrée à mes œuvres et à leurs inspirations. J’ai eu l’idée en visitant des designers, souvent aussi intrigués par des images aperçues sur l’écran de mon téléphone – d’échantillons de mon studio, d’un buste d’argile fait dans la grange d’un ami ou encore d’une collection de cuillères anciennes – que par mes pièces en céramique à leur présenter.
Drift, équivalent du mot errance dans ma langue maternelle, traduit pour moi le processus de la réflexion créative. C’est le fait de vagabonder, de prendre parfois des chemins de traverse ou une mauvaise direction, mais d’aboutir à une nouvelle découverte.
Les méandres de l’esprit sont parfois mystérieux. De fait, des influences d’apparences diverses (comme le contenu de mon téléphone, par exemple) semblent converger comme par magie, en une idée achevée. Il ne reste qu’à s’accorder le temps et l’espace nécessaires pour en apercevoir les rouages. En ce sens, Drift est un hommage à la flânerie, cette douce activité qui donne libre cours à l’imaginaire et aux affiliations étonnantes qui en découlent. Dans ce numéro et les autres qui suivront, nous explorerons des thèmes qui serviront à relier les points épars entre mon travail et ses inspirations.
Venez flâner avec moi.
Pascale Girardin
Drift est un hommage à la flânerie, cette douce activité qui donne libre cours à l’imaginaire et aux affiliations étonnantes qui en découlent.
Détour par les ruelles de la métropole.
Au début de la vingtaine, sac au dos, j’ai sillonné les États-Unis pendant deux ans. C’était avant les courriels, les cellulaires et le couchsurfing. Quand j’arrivais quelque part, je cherchais une cabine téléphonique et je disais par exemple à la personne au bout du fil : Salut, je suis l’amie de Jim. As-tu reçu ma lettre?
Depuis ce voyage, je continue à emprunter des chemins moins fréquentés. Je choisis de marcher dans les ruelles plutôt que dans les rues principales. Nos ruelles ne sont pas comme certains se les imaginent. À Montréal, comme les immeubles donnent directement sur le trottoir, c’est à l’arrière que la vie se passe. Les gens sont fiers de ces espaces, ils les entretiennent et les embellissent. Ils interdisent parfois aux voitures d’y circuler pour tenir une fête de quartier ou laisser les enfants passer l’Halloween en toute sécurité. Il arrive même que les résidents se mobilisent pour en fermer une définitivement et la transformer en ruelle verte.
En glissant un œil entre les treillis des clôtures, on aperçoit un jardin fleuri ou une famille autour du barbecue. Mais le plus souvent, on n’y croise que des chats. À l’écart de l’agitation urbaine, les ruelles offrent un itinéraire différent de A à B, propice à la rétrospection. Aujourd’hui encore, quand j’emprunte une ruelle, la globe-trotteuse en moi pousse un soupir de satisfaction.
Une ville chinoise inspire une vitrine pour Harry Winston et une leçon sur le dépaysement.
Née au Canada français, ayant grandi aux États-Unis, puis retournée au bercail, j’ai passé ma jeunesse en quête d’identité. Comment répondre à la question « D’où êtes-vous? » quand on a une citoyenneté et une culture différentes? Il en va de même pour mon art. Les gens m’interrogent souvent sur mes sculptures totem : tambours d’Afrique ou vases d’Extrême-Orient? La vérité : à la fois les deux et ni l’un ni l’autre.
Il y a quelques années, j’ai entendu parler des enfants de la troisième culture (Third Culture Kids ou TCK, comme on les appelle en anglais). Ce sont les fils et filles de militaires, de diplomates et de missionnaires ou, dans mon cas, d’universitaires expatriés. Des études ont révélé que loin d’être traumatisés par leur enfance nomade, ils manifestent à l’âge adulte d’excellentes capacités d’adaptation.
Comme j’avais trouvé un nom pour ma tribu nomade, le questionnement identitaire s’est transformé en sensation de liberté. Je demeurerais une touriste devant l’éternel.
Je séjournais à Jingdezhen, la capitale de la porcelaine chinoise, où j’avais été particulièrement éblouie par la technique des fleurs en céramique, lorsque j’ai reçu un appel de la directrice artistique d’Harry Winston. Elle voulait une installation qui ornerait les vitrines de ses bijouteries dans le monde entier en l’honneur du lancement de la collection Sunflower. Je suis aussitôt retournée au quartier des ateliers de Jingdezhen, appelé Sculpture Factory. Je devais suivre une formation intensive sur la technique florale traditionnelle et apprendre à confectionner des pétales chinois pour ce joaillier américain.
Les découvertes faites par hasard et l’observation avec le regard neuf d’une étrangère ont marqué cette expérience. Les voyages nous forment de bien des manières : ils aiguisent notre curiosité et nous font voir les possibilités qui s’offrent à nous. C’est vrai pour tous, enfants de troisième ou de première culture.
Photographie par Gabriel Orozco Astroturf Constellation, 2012 Impression jet d'encre 44 x 54 pouces Solomon R. Guggenheim Museum, New York Don de l'artiste, 2013 2012.119.13
L’artiste vedette du mois Gabriel Orozco crée des liens entre des choses disparates.
Gabriel Orozco incarne bien le thème de la « flânerie », cette promenade sans but précis qui précède l’émergence d’une idée entièrement constituée. Pour créer Astroturf Constellation (2012), le sculpteur mexicain établi à Tokyo a visité un terrain de soccer à New York. Il y a rassemblé les déchets abandonnés par les spectateurs et les a photographiés. Puis, il a combiné les objets hétéroclites – emballages de bonbons, lambeaux de ballons, lacets, plastique – pour en faire une installation. L’artiste a transformé ces débris en œuvre d’art.
Pour Sandstars (2012), il a recueilli des détritus sur les rivages d’Isla Arena, au Mexique, les organisant par dimensions et par couleurs. Ce travail lui a permis d’établir des liens visuels entre des objets épars. Il résume ainsi sa pensée dans une entrevue accordée à Artforum : « Lorsqu’on regroupe des éléments de diverses origines, on forme une constellation, un groupe d’associations qu’on peut s’approprier d’une manière ou d’une autre. »
L’artiste a récemment mis au jour sa philosophie de la constellation en la sortant de la galerie pour l’intégrer à l’espace public. En janvier, la South London Gallery a inauguré un jardin conçu par l’artiste. Aboutissement de six ans de travail, ce lieu a été aménagé avec des milliers de pierres formant des spirales autour des végétaux. Au ras du sol, les visiteurs suivent ces sentiers circulaires pour une promenade méditative. Depuis les fenêtres à l’étage de la galerie, ils admirent le chef-d’œuvre dans son ensemble. De la collecte d’objets sans usage à l’architecture de paysage, Gabriel Orozco fait naître la beauté.
Un été dans une vieille grange donne naissance à une série de bustes.
C’est fascinant de voir où erre l’esprit quand on fait quelque chose pour soi. L’été dernier, mes amis Nancy et Frank m’ont prêté leur grange à l’auberge The Wilfrid Farmhouse, dans le comté de Prince Edward, en Ontario. J’y ai donc passé mes vacances, loin de mon studio et de ma maîtrise en beaux-arts.
La grange était remplie de vieux objets agraires, accumulés au fil de cent ans d’exploitation de la ferme. Elle abritait aussi des poules pondeuses qui picoraient le sol à mes pieds tandis que je transformais une porte abandonnée en table de travail.
Ce milieu champêtre évoquait pour moi l’art populaire et ses artisans, des gens ordinaires qui créaient de magnifiques objets sur leurs tables de cuisine et leurs vérandas, sans aucune prétention artistique. Je réalisais depuis un moment des petites têtes de poupées en porcelaine dans un style folklorique, et la grange m’a inspirée à poursuivre l’idée et à produire une série de bustes.
Mon travail de maîtrise est très introspectif et exige une recherche intense. Ces têtes en sont l’antithèse : ce sont des pièces figuratives faites sans intention particulière. Ressourcée, j’ai quitté la ferme et je les ai vernies de bleu. Comme coiffées d’un heaume ou d’un voile, ces œuvres ont à présent une allure médiévale.
Je les adore. Elles dégagent quelque chose de brut et de pur, le résultat du besoin de plonger en moi-même et de créer comme une enfant. Dans cette grange, j’ai appris que la créativité passe parfois par la pensée de l’artisan : transcender les couches sociales pour aller directement au fondement, au cœur de sa personne, hors de la culture et du temps.
La créativité passe parfois par la pensée de l’artisan : transcender les couches sociales pour aller directement au fondement, au cœur de sa personne, hors de la culture et du temps.