N° 3
Le perfectionnement
Septembre/octobre 2017
par pascale girardin œuvre d'art by Pascale girardin
Je cultive un intérêt de longue date pour les ouvrages d’érudits (mes suggestions plus loin), et depuis deux ans, j’étudie à l’Université du Québec à Montréal dans le programme de maîtrise en arts visuels et médiatiques.
Cette tendance naturelle vers le monde académique m’inspire à en faire le thème de ce numéro.
Étudiant ou non, l’arrivée du mois de septembre évoque la « rentrée scolaire ». C’est ce moment doux-amer qui met fin aux paisibles journées d’été et qui marque le retour à la routine et à un horaire structuré. Si vous êtes comme moi, vous accueillez ce vent nouveau avec enthousiasme.
C’est le temps du grand ménage de la maison. Comme vous le lirez dans Code d’éthique, nettoyer mon studio est un exercice méditatif qui revitalise l’esprit autant que le lieu de travail. C’est aussi le temps de se lancer de nouveaux défis, tel qu’un projet personnel qui nous entraîne hors de notre zone de confort – je vous raconte le mien dans « Dépassement ». L’automne est également propice à la lecture. Dans « Au-delà du regard », je propose quelques titres essentiels sur le processus créatif d’un point de vue philosophique et anthropologique. L’éveil à la créativité change le cours d’une vie, peu importe la discipline.
« Drift » est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.
Venez flâner avec moi.
Pascale Girardin
by pascale Girardin œuvre d'art by Pascale girardin
Nouveau regard en terrain connu.
Cette pause m’a obligée à réévaluer mes objectifs. Je caressais l’idée de faire une maîtrise en arts visuels, mais pour être en mesure de trouver de nouvelles idées, je sentais la nécessité de m’éloigner physiquement et mentalement de mon espace de création commerciale. C’est ainsi que dans la force de l’âge, je suis retournée aux études.
Les questions se sont vite bousculées dans ma tête. Qu’allais-je créer grâce à cette nouvelle liberté? Quel nouveau média allais-je découvrir? Quelle œuvre pourrais-je présenter à la première exposition qui serait cohérente avec ma pratique, sans toutefois me répéter? Me rappelant la maxime Écrivez ce que vous savez, un de mes professeurs qui avait remarqué mes préoccupations m’a dit : « Vous possédez une mine d’expérience, utilisez-la! »
C’est à ce moment que je me suis tournée vers ma table de travail et que j’ai commencé le pétrissage de l’argile. Ce geste rythmique sert de préambule à la création d’une œuvre et prépare la terre afin de l’homogénéiser et de la transformer par la suite. De plus, ce rituel familier prépare mon corps et apaise mon esprit. En effet, il est impossible pour moi de retrouver cette sensation de calme devant un écran ou une page blanche. (Pour ceux et celles qui n’ont pas d’argile sous la main, sachez que tout travail manuel produit cet effet d’apaisement, que ce soit de pétrir une pâte à pain ou de laver de la vaisselle.)
La masse d’argile gisait sur la table lorsque j’ai décidé spontanément de la photographier avec mon téléphone. Le résultat m’a agréablement étonnée. Le flash déclenché de façon inattendue avait créé un effet d’aplanissement de l’argile et de ses marques sur la surface de travail. L’image reflétait la beauté et la texture en superposition s’apparentant au collage. Cette séance de pétrissage et de photo m’a présenté une nouvelle perspective de la céramique – j’avais devant moi quelque chose d’à la fois familier et d’étranger. Familier, car l’acte de pétrissage est le premier geste que je pose pour entamer mon travail en céramique et étranger, car l’image produite était soustraite de tout contexte de production.
À l’exposition de groupe en décembre, j’ai présenté une série de photographies issues de cette expérience, accompagnées d’enregistrements audio et vidéo des micro-événements témoins de mon processus d’élaboration, comme le mouvement du tour de potier et du malaxeur d’argile. Au fil de ce projet, j’ai trouvé le sujet de mon mémoire. J’étais exploratrice dans mon propre univers.
Cliquez ici pour regarder la vidéo.
Ce geste rythmique sert de préambule à la création d’une œuvre et prépare la terre afin de l’homogénéiser et de la transformer par la suite. De plus, ce rituel familier prépare mon corps et apaise mon esprit. En effet, il est impossible pour moi de retrouver cette sensation de calme devant un écran ou une page blanche.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Performer le risque.
Dans le contexte académique comme dans la vie de tous les jours, l’apprentissage de nouvelles compétences sous-entend de repousser ses limites personnelles. Pour moi, c’est dans le contexte du forum annuel des étudiants à la maîtrise en arts visuels et médiatiques que j’ai connu mon premier dépaysement.
Le principe de l’activité est simple : les étudiants montrent le progrès de leur travail par le biais d’une présentation PowerPoint et en discutent ensuite avec leurs pairs. Mais la faculté des arts étant vouée au développement de la créativité, certains étudiants ont remis en question cette méthodologie. Mon groupe de travail, nommé Gestes et composé essentiellement d’artistes de la performance, était d’avis que la forme d’exposé ne convenait pas à ses pratiques. Enthousiastes, nous avons unanimement décidé que chaque membre performerait sa présentation. Je n’avais aucune idée à quoi m’attendre.
Le jour venu, j’étais nerveuse de livrer ma toute première performance. Accompagnée d’un enregistrement audio de mes réflexions au sujet d’un bol à thé en céramique, j’ai mis une toile par terre, sur laquelle j’ai déposé vingt petits bols sur des carrés d’argile sèche en guise de soucoupes. J’ai ensuite rempli les bols d’eau et un de mes coéquipiers les a distribués aux spectateurs. Tandis qu’ils buvaient et manipulaient les bols pour découvrir d’eux-mêmes les sensations dont je parlais dans l’enregistrement, j’ai réuni les soucoupes et, à l’aide d’un rouleau à pâte, je les ai écrasées dans la toile. J’ai rassemblé les morceaux au centre et je les ai transférés dans un contenant, puis j’ai plié et rangé soigneusement la toile derrière moi, et enfin, je suis demeurée immobile en attendant que la bande sonore prenne fin.
Pris à part, ces gestes font partie de mon rituel de travail. Mais les exécuter devant un public était tout à fait nouveau pour moi. Ont-ils eu l’effet voulu? Oui. Était-ce angoissant? Vraiment! Heureusement, mon stress s’est envolé lorsque mes camarades m’ont approchée pour me confier que ma présentation les avait touchés.
Le monde universitaire nous permet d’expérimenter et de prendre des risques, mais selon moi, on ne doit jamais cesser de se lancer des défis personnels. Quel est le rêve que vous entretenez mais que vous avez peur d’essayer de concrétiser? Pourquoi ne pas en faire votre objectif pour cette année scolaire? L’excitation liée aux premiers pas réussit souvent à éclipser les craintes.
Dans le contexte académique comme dans la vie de tous les jours, l’apprentissage de nouvelles compétences sous-entend de repousser ses limites personnelles.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand et pascale girardin
Trois livres qui aiguisent les sens.
Je me passionne pour la lecture sur le sujet de la créativité et en particulier sur le rôle de nos sens dans le processus créatif. Ces trois ouvrages sur ma table à café en mettent plein la vue (et les oreilles) en examinant les manières dont nous nous imprégnons du monde qui nous entoure.
La terre et les rêveries de la volonté (1948)
Le philosophe français du 20e siècle Gaston Bachelard se penche dans cet essai phare sur la mystérieuse forme de conscience que nous appelons la rêverie. Il vise à la définir et à la distinguer des autres états de rêve. Selon lui, les rêves faits en dormant ont une structure narrative tandis que la rêverie est un voyage de l’esprit qui donne libre cours aux pensées au fil des actions, en pleine conscience. Dans cet ouvrage, Bachelard étudie comment les différentes facettes du monde minéral peuvent nous transporter dans un univers propice à la rêverie. Ainsi la pierre que l’on cisaille ou la main pétrisseuse d’une pâte molle (ou celle qui caresse le ventre d’un chat!) influent sur notre manière d’aborder le monde. C’est captivant de lire cet illustre penseur qui scrute le quotidien et qui nous fait réfléchir sur l’effet dans notre vie de ces états de l’être auxquels on s’attarde peu.
Making: Anthropology, Archeology, Art and Architecture (2013)
Dans ce livre, l’auteur et anthropologue social Tim Ingold décortique l’importance des sens dans l’activité de « faire » et celle de notre relation à la matière dans la découverte de soi-même. Il présente un point de vue fascinant sur les objets du quotidien dans leur contexte historique et social. Dans un passage mémorable, Ingold explique de façon frappante le geste de scier une planche de bois, décrivant dans les moindres détails la sensation du grain sous ses doigts et de la poignée de la scie dans sa main, ainsi que l’effet des dents de l’outil dans le bois. Il s’appuie aussi sur l’exemple d’un peigne ancien en retraçant l’évolution de l’objet à travers les siècles, de l’artisan à l’utilisateur, pour nous faire voir le monde d’un autre œil.
Silence: Lectures and Writings (1961)
Compositeur et philosophe, John Cage est surtout connu pour son œuvre musicale 4’33 » composée en 1952, où un interprète joue en silence au piano pendant quatre minutes et trente-trois secondes. La pièce remet en question la notion du silence, car même dans l’absence de musique pendant l’interprétation, les auditeurs entendent les sons de l’environnement. Cage s’est inspiré de la méthode de divination chinoise Yi Jing pour créer ses partitions musicales avant-gardistes. Son premier et plus influent livre, Silence, étudie les sons sous toutes ses faces. Il explore notamment les sons que nous percevons comme agréables ou désagréables, le caractère crucial des pauses entre les sons en musique et la façon dont la prose peut reproduire la structure rythmique de la musique. Cage nous fait porter attention à tous les moindres bruits qui nous entourent, où que nous soyons, et met en lumière toute leur valeur dans notre existence.
par pascale Girardin main photograph courtesy of the artist photos par pascale girardin
C’est au fil de la création que le céramiste néerlandais Anton Reijnders découvre de nouvelles significations.
Les œuvres d’Anton Reijnders incarnent ce que les philosophes grecs anciens appelaient la poïétique. Le terme décrit le processus par lequel on fait naître quelque chose qui n’existait pas auparavant – même en pensée. Le plasticien néerlandais et fondateur du European Ceramic Work Centre crée des pièces en combinant l’argile à des matières comme le bois et le métal, sans toutefois déterminer d’objectif précis au préalable. Il laisse ainsi les matériaux apporter un sens, favorisant de nouvelles interprétations au fur et à mesure de la création et longtemps après l’achèvement de l’œuvre.
Le travail de Reijnders réunit ce qu’il appelle de « vieilles connaissances » – des formes récurrentes reproduites par des méthodes de coulage en barbotine et ses pièces « toutes faites mais faites à la main », des pièces uniques telles que des piles de plaques d’argile ou de grands vases en forme d’amphore au style brut – qui créent des liens avec le public et entre les œuvres elles-mêmes. Il cherche à comprendre le monde en conjuguant matériaux, méthode et temps.
J’ai eu l’occasion d’assister à une classe de maître offerte par Reijnders cet automne à Burlington, en Ontario, qui proposait aux participants une série d’explorations visant à remettre en question leurs aprioris. Par exemple, pourquoi trouvons-nous une chose belle ou laide? Comment notre sens de l’observation est-il influencé par ce que nous « pensons voir » plutôt que ce qui est réellement devant nous? Selon Reijnders, l’état d’ouverture, de vigilance et de sensibilité aux éléments d’une œuvre en tant que créateur doit se maintenir longtemps après la réalisation de celle-ci. C’est ainsi que nous découvrons de nouvelles significations et continuons de nous investir dans la création et l’expérience artistique.
J’ai quitté le cours de Reijnders avec plus de questions que de réponses, mais selon son approche, c’est la meilleure chose qui puisse arriver à un artiste.
La créativité est liée à notre capacité d’être ouvert à des circonstances opportunes qui vont au-delà d’un résultat projeté. Cela distingue la création de la production.
par pascale Girardin photos par stephany hildebrand
Trois principes élémentaires au sein de l’atelier.
Je suis peut-être étudiante, mais aux yeux de mon équipe du studio, je suis enseignante. Les trois principaux fondements que je lui transmets s’appliquent en fait dans toutes les sphères de la vie.
Présence
L’art de la céramique exige une sensibilité aux bouts des doigts. Je dis souvent qu’il faut redécouvrir le sens du toucher. J’encourage mon équipe à s’arrêter pour observer comment leur main réagit à une surface douce ou dure. Pour réussir une œuvre, on doit être attentif aux sensations. La céramique ne concerne pas que l’argile, c’est une discipline complète qui doit favoriser de conscience de soi.
Propreté
La préparation est au cœur de notre travail. Tous les soirs, l’équipe sort les seaux et nettoie l’atelier pour partir à neuf le lendemain matin avec de l’eau propre, des éponges propres, une table propre et un plancher propre. C’est une façon de purifier l’esprit pour se concentrer entièrement à l’argile. Et dans un studio net, on a une vision claire au moment de contempler l’œuvre achevée.
Élégance
Pour moi, l’élégance est très simple : il s’agit d’arriver à ses fins le plus naturellement possible, sans aucun geste superflu. À l’opposé de ce savoir-faire, la maladresse crée un air d’angoisse et de confusion. L’élégance, c’est la maîtrise de soi; c’est savoir anticiper, préparer l’esprit et le corps à une tâche et doser ses efforts pour faire naître une œuvre magnifique.