N° 6
Le pouvoir
Septembre 2018
par pascale girardin Photo par stephany hildebrand
Dans la foulée des grands mouvements #MeToo et #TimesUp, ou #BLM, je me suis mise à réfléchir à la notion de pouvoir et plus précisément au terme « empowerment » – un emprunt à la langue anglaise que l’on pourrait traduire par l’expression « potentialisation », ou bien par le « pouvoir d’agir ».
Dans certains contextes, l’empowerment se manifeste de manière subtile, comme le message inscrit sur une affiche dans les toilettes d’un café-bar bien connu de Montréal, qui invite les personnes « qui se sentent menacées de quelque façon » à informer un employé de l’établissement. La quête d’autonomisation des mouvements féministes ou égalitaristes est souvent représentée dans sa forme spectaculaire, aussi il est facile d’oublier que cette recherche part d’un désir fondamental de bien-être et de respect. L’empowerment désigne avant tout une volonté de créer un lieu de vie sécuritaire et sain.
Le mot « pouvoir » a plusieurs sens. Fréquemment, on l’associe à la notion de dominance (avoir le pouvoir sur quelqu’un ou quelque-chose), mais sa signification et sa portée est multiforme.
Comme céramiste, je m’intéresse aux différentes manières qu’ont le pouvoir et la puissance de se manifester. Lorsque j’entreprends mon travail, je fais appel à ma force physique afin de pétrir l’argile plusieurs centaines de coups (comme vous pourrez lire dans La persévérance); mon entrevue avec la kickboxeuse Carline Pierre Jacques (Contre-force), nous révèle que le pouvoir, mis en évidence par la volonté et l’autodiscipline de l’athlète, a le potentiel de transformer le corps et l’esprit; ensuite il y a la continuité, cette qualité par laquelle la somme des petites actions répétées peut avoir une incidence considérable au fil du temps. Mes vingt-deux années à travailler l’argile en témoignent, tout comme le moulin à marteau de Sanbao en Chine (je vous y entraîne dans Goutte à goutte) où un mince filet d’eau suffit pour faire naître l’une des plus belles porcelaines au monde.
« Drift » est ma manière d’expliquer comment les pensées vagabondes peuvent évoluer et mener à une idée achevée. À la base de la créativité, ce mode de réflexion est aussi mon mantra personnel.
Venez flâner avec moi.
Pascale Girardin
L’empowerment désigne avant tout une volonté de créer un lieu de vie sécuritaire et sain.
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
La préparation de l’argile, un art tout autant qu’une finalité.
Pétrir l’argile fraîche est une étape incontournable pour la rendre malléable, avant de la modeler, de la façonner ou de la tourner. C’est un peu comme préparer une pâte à pain, mais au lieu de faire pénétrer l’air dans la pâte, on doit l’en exclure pour rendre l’argile homogène. S’il reste des bulles d’air, les conséquences peuvent être aussi dévastatrices que l’explosion d’une pièce pratiquement achevée à l’intérieur du four; loin de la fin souhaitée après tant de soins investis à mettre une œuvre au monde!
Le pétrissage est un art en soi. Le céramiste chevronné sait reconnaître le moment précis où l’argile atteint le parfait équilibre; alors que toutes les bulles d’air ont disparu, mais avant que le processus ne l’ait asséchée ou affaiblie. Sa densité doit être homogène et, à l’échelle microscopique, les plaquettes individuelles doivent être alignées pour éviter que les pièces ne se déforment en séchant.
Le pétrissage est très exigeant sur le plan physique. Il sollicite non seulement les mains, mais le corps entier. (Je me souviens de mes abdos endoloris, à mes débuts.) Il existe différentes méthodes, mais je préfère la technique circulaire japonaise, où la main gauche saisit l’argile de côté tandis que la droite la pousse vers l’avant. Au lieu de la force musculaire, c’est plutôt la masse corporelle qui fait le travail. Le mouvement rappelle la philosophie des arts martiaux selon laquelle on utilise un minimum d’énergie pour atteindre une puissance maximale; un principe très utile pour les quelque 120 manipulations nécessaires à la préparation d’un seul morceau d’argile – j’en connais quelque chose!
J’aime particulièrement le rituel du pétrissage pour l’état méditatif qu’il me procure, et pour le lien qu’il crée entre mon corps et la matière. Une fois pétrie, l’argile a une forme distincte à la fois brute et magnifique. Ma nouvelle série de céramiques intitulée « Prologue » souligne cet aspect particulier. Les œuvres sont faites d’argile que j’ai coupée après le pétrissage, puis réassemblée. Elles révèlent le caractère propre à chaque bloc d’argile.
Le pétrissage est un art en soi. Le céramiste chevronné sait reconnaître le moment précis où l’argile atteint le parfait équilibre.
par pascale girardin photoS PAR stephany hildebrand
Par le biais du kickboxing, Carline Pierre Jacques va bien au-delà de la corporalité et pousse les femmes à développer leur force intérieure.
Avant de s’inscrire à son premier cours de kickboxing, Carline Pierre Jacques vivait des moments difficiles. « Je prenais du poids, j’avais perdu le contrôle de ma vie, mon mariage ne tenait qu’à un fil et j’avais un patron épouvantable », dit-elle. Ce sport très exigeant a toutefois changé sa vie de façon inattendue. Bien que seule femme dans sa classe, Jacques était persuadée que la gente féminine, tout particulièrement, tirerait profit du kickboxing. Aussi, en 2011 elle fondé le studio Amazon Fitness à Montréal. Sa méthode d’enseignement de l’autodéfense et de l’estime de soi va bien au-delà de l’entraînement physique. La force que développent ses clientes leur profite dans tous les aspects de leur vie. Pierre Jacques décrit ci-dessous son expérience :
Le plus étonnant dans un combat, ce n’est pas de gagner ou de perdre, mais de faire face à son adversaire. En kickboxing, on apprend à s’exercer, à lancer un coup un million de fois et à recommencer jusqu’à ce que le geste devienne naturel. On apprend à vaincre la peur. On apprend à encaisser les coups ou à reculer, parce que savoir refuser de se battre est tout aussi important.
Le kickboxing a changé ma vie et ma vision du monde. Avant mon premier cours, j’avais vécu une série d’événements malheureux et j’étais déprimée. Je prenais du poids et ni les régimes ni l’exercice ne m’aidaient. Mais je me suis aussitôt laisser emporter par les exigences du sport. Le désir de perdre du poids s’est rapidement substitué par celui de renforcer mon corps, comme j’étais la seule femme du groupe et que je devais suivre le rythme. Au fil de l’entraînement, je devenais plus résiliente. J’apprenais à me relever lorsque la vie me jetait par terre.
Le plus étonnant dans un combat, ce n’est pas de gagner ou de perdre, mais de faire face à son adversaire.
On semble tenir le corps pour acquis de nos jours. On reconnaît l’importance de nourrir l’âme, mais lorsqu’une personne prend soin de son corps, on la considère vaniteuse. La spiritualité est séparée de l’être physique. Mais pour un athlète, renforcer et nourrir son corps est spirituel; c’est de vivre l’instant présent, d’être totalement absorbé.
Le kickboxing m’a transformée. Il m’a poussée à ouvrir mon propre studio, Amazon Fitness, un lieu où j’encourage les femmes à s’aimer, à renforcer leurs muscles et à redéfinir leur corps. J’enseigne le kickboxing, l’entraînement musculaire, l’aéroboxe et l’autodéfense pour que les femmes apprennent à se défendre, mais surtout pour créer la femme guerrière d’aujourd’hui.
Écrasement I – 2013 Porcelaine, glaçure, pigments / Porcelain, glaze, pigments 14.3 x 38.5 x 22 cm. Private collection Photo: David Bishop Noriega
C’est à coups de bâton de baseball, de piétinements, de lacérations ou de graffiti sur ses sculptures de céramique que l’artiste montréalais Laurent Craste aborde le processus de création.
Malgré l’abus extrême que subissent ses vases, bustes et autres objets d’art, ceux-ci maintiennent leur statut d’œuvre, car l’on peut déceler dans leurs décors une critique des ambitions de la classe française dominante des XVIIIe et XIXe siècles de conserver les rênes du pouvoir sur le peuple.
En attaquant délibérément ces figures iconiques, Craste remet en question l’importance et la valeur apportée à celles-ci du point de vue historique et social et par conséquent, il parvient à développer une esthétique nouvelle qui lui est propre.
Nous avons fait appel à la commissaire indépendante Pascale Beaudet pour qu’elle nous présente la démarche de Laurent Craste.
Portrait de Laurent Craste avec Iconocraste - O Photo: David Bishop Noriega
Laurent Craste travaille la notion de pouvoir en s’intéressant à la classe française dominante des XVIIIe et XIXe siècles qui a commandité la fabrication de très beaux objets, notamment les vases de Sèvres. L’acte violent qui s’exerce sur l’objet fait allusion à la Révolution française de 1789 et à la Commune de Paris de 1870 ainsi qu’aux destructions d’œuvres d’art et d’édifices qui s’en sont ensuivies. Dans le cas des vases victimes d’outils, un décalage s’opère entre leur délicatesse et la robustesse des objets, mais aussi entre leurs époques respectives de fabrication : l’outil usagé a été usiné au XXe siècle.
L’artiste s’intéresse plus particulièrement au pouvoir économique des classes dirigeantes de ces périodes et à la domination esthétique qu’elles ont imposée comme instrument de propagande. Ses œuvres sont un commentaire sur les conséquences des diverses formes des rapports de domination.
Révolution III – 2016 Porcelaine, glaçure, hache Porcelain, glaze, axe 77 x 30 x 43 cm. Photo: Daniel Roussel
Pour insérer des objets dans ses vases, ou les déformer en y mettant le pied, l’artiste a dû élaborer une virtuosité à l’envers, et inventer des techniques de destruction constructives. La plasticité du vase avant la cuisson est testée jusqu’à son ultime limite et beaucoup de pertes ont été subies, qui ont mené à une connaissance pointue des seuils de résistance de l’argile. C’est la technique ainsi que le type d’objet inséré qui déterminent le moment où l’outil sera intégré. Pour ce qui concerne le choix de l’outil destructeur, c’est la forme de l’objet décoratif qui le dicte.
La plus grande satisfaction que l’artiste éprouve est celle de créer un nouvel objet, et un objet réussi, étant donné les pertes, qui peuvent aller jusqu’à la moitié de sa production. À l’inverse, la frustration est intense lorsque l’objet s’effondre. La porcelaine exerce alors son pouvoir de domination sur l’artiste…
par pascale girardin photos par pascale girardin
Un studio de porcelaine en Chine nous ouvre les yeux sur l’incroyable pouvoir des petites actions répétées.
À Sanbao, dans la ville-préfecture de Jingdezhen en Chine, on fabrique depuis près de 2 000 ans la porcelaine ultra-blanche convoitée par la noblesse chinoise. La production a subsisté au gré des hauts et des bas des dynasties. Aujourd’hui considérée comme la capitale mondiale de la porcelaine, la région possède un prestigieux institut international de céramique.
Plus tôt cette année, tandis que je terminais une installation à Shanghai, j’ai eu l’occasion de visiter la vallée de Sanbao et d’observer la méthode traditionnelle de création de céramique. J’ai assisté à la collecte du kaolin, cette matière rare à la base de la porcelaine, dans des bassins d’eau. J’ai vu la substance blanche et soyeuse étalée sur le plancher, puis façonnée en carrés et séchée aux fins de distribution. Encore plus impressionnant, le broyeur à marteaux de l’établissement, devenu site patrimonial; activée par un simple filet d’eau d’un ruisseau avoisinant, la roue hydraulique actionne plusieurs maillets de taille imposante qui broient le minerai pour lui donner sa forme la plus pure.
On peut tous s’inspirer de ce filet d’eau. L’eau réussit toujours à trouver son cours. Elle peut geler à l’intérieur d’une roche et la fendre en deux. Elle peut s’écouler goutte à goutte pendant mille ans et creuser la pierre. Devant un obstacle, elle trouvera le chemin le plus simple pour le contourner. Quelle belle analogie pour décrire la puissance!
par pascale girardin photos par stephany hildebrand
Développer la persévérance grâce à une matière très capricieuse.
J’ai choisi de bâtir ma carrière sur l’argile, d’y voir de la beauté et du luxe, et d’imaginer des œuvres qui orneront de splendides hôtels, restaurants, boutiques et résidences privées. Il faut beaucoup de patience pour entretenir un lien aussi long avec cette terre.
Une foule d’obstacles peut survenir dans la création d’une céramique. Elle peut exploser dans le four ou être endommagée par les éclats d’une autre explosion. Elle peut s’affaisser, se déformer, se fendre. Des trous ou des bulles peuvent apparaître. L’émail peut mal tourner. Il peut être lustré au lieu de mat, opaque au lieu de translucide et vice versa. Les couleurs peuvent couler et former une croûte ou encore fracturer la céramique si leur coefficient d’expansion (ou de dilatation) diffère de celui de l’argile.
Bien entendu, rien de tout cela n’apparaît immédiatement. Il faut être patient pour connaître l’étendue des dommages. La température du four grimpe jusqu’à 1 200 degrés Celsius pendant un cycle qui varie de 8 à 12 heures. Mais avant d’ouvrir le couvercle, il faut attendre un autre 12 heures pour laisser refroidir les pièces. Ce n’est donc que 24 heures plus tard que l’on peut constater l’apparition de défauts. Une fissure a pu se produire des mois plus tôt, au pétrissage, au séchage, à la première ou à la seconde cuisson. Il faut une bonne mémoire pour déceler nos erreurs, et la prise de notes exhaustives est essentielle.
Je mets de côté certaines des pièces imparfaites en me disant qu’un jour, elles prendront peut-être un sens nouveau. J’en écarte d’autres après avoir tiré une nouvelle leçon. J’ai parfois un pressentiment, avant même d’ouvrir le four, d’avoir raté mon coup et je passe aussitôt à autre chose, imaginant déjà ma prochaine tentative. Dans ce métier, on ne pleure pas sur le passé. Autrement, j’aurais abandonné depuis longtemps. Ainsi, je reste à l’écoute de cette argile qui me sert si bien et dans cette relation de réciprocité – où l’expérience face à l’échec m’enrichit infiniment – je projette de nouveaux rêves sur le prochain pain de terre.